PORTRAITS - "L’esprit de Noël est foutu" : à Saint-Avold, des habitants partagés entre résignation et combativité

Bernard porte son gilet jaune tous les jours ; Yolande cherche à sauver son chiffre d'affaires ; et Thomas lutte contre la fermeture de sa centrale.
Bernard porte son gilet jaune tous les jours ; Yolande cherche à sauver son chiffre d'affaires ; et Thomas lutte contre la fermeture de sa centrale. © EUROPE 1
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En pleine crise des "gilets jaunes", Europe 1 a donné la parole aux habitants de cette ville de Moselle particulièrement concernée par la transition écologique.

Jusqu’ici, Saint-Avold, ville moyenne de Moselle située à quelques encablures de la frontière allemande, avait été connue pour sa richesse minière puis pour sa centrale à charbon, l’une des dernières de France. Ce sont désormais les "gilets jaunes" qui ont replacé Saint-Avold sur la carte de France. Le 1er décembre, de violents affrontements ont eu lieu entre manifestants et CRS. Pour comprendre les raisons de cette colère, Europe 1 a passé une journée entière aux côtés des "gilets jaunes" et des habitants de la ville.

Bernard, retraité "solidaire" des jeunes générations

Saint-Avold

Près du rond-point de la zone commerciale Heckenwald, à l'entrée de Saint-Avold, où les "gilets jaunes" ont établi leur camp de fortune quotidien, il est impossible de rater Bernard. Chapeau vissé sur la tête et cane à la main, ce jovial retraité de 66 ans est présent tous les jours depuis le 17 novembre, sauf le mercredi après-midi, quand il doit s'occuper de ses onze petits-enfants. "Je n’ai pas une énorme retraite mais je peux en vivre", assure Bernard, qui a commencé à travailler à dix ans pour être tour à tour agriculteur, électricien, électromécanicien puis routier.

"Nous on a bossé, bossé, bossé. On arrive à la fin de notre vie usé, fatigué", souligne-t-il en s'appuyant sur sa cane. Mais s'il ne dirait pas non à un coup de pouce pour les retraités, Bernard s'inquiète surtout "pour les jeunes". "Avec ce que fait ce gouvernement, ils n’auront rien !", s'alarme-t-il en haussant soudainement le ton. "Les dirigeants doivent redevenir des gouvernants. Il faut que Jupiter redescende sur Terre", clame le sexagénaire. "Qu’on arrête de compter les 'gilets jaunes'. Il n’y a qu’un seul manifestant : le peuple", conclut-il, pas peu fier de sa formule. 

Jean, partisan de cette "nouvelle lutte des classes"

Saint-Avold

Jean, ou plutôt Jeannot comme il nous demande de l’appeler, n’a pas un mais deux gilets jaunes bien visibles dans sa voiture. Pour être exact, il s'agit d'un gilet orange, le sien, et d'un jaune, qu’il a "emprunté à un ami" pour afficher son soutien aux manifestants. Ce retraité a passé une grande partie de sa vie sur la plateforme chimique de Saint-Avold. "J’ai été délégué syndical, je sais ce que c’est que la lutte des classes. Et là, c’est précisément ce qui est en train de se jouer", estime Jean. "Ça me fait rire quand je vois que ce gouvernement a tenté de se passer des syndicats et maintenant les appelle au secours pour calmer les 'gilets jaunes'", lâche-t-il.

Comme beaucoup de soutiens des "gilets jaunes", les revendications de Jean vont bien au-delà de la seule question de la fiscalité écologique. "Le Smic n’augmente pas mais la vie oui. Et c’est pire pour les retraités : j’ai perdu 50 euros par mois à cause de la hausse de la CSG !", s’insurge le retraité, qui se dit également "solidaire des jeunes qui galèrent". Pour Jean, le mouvement des "gilets jaunes" ne sera d’ailleurs pas vain : "Le gouvernement va changer d’avis, il n’a pas le choix : le peuple est toujours le plus fort."

Yolande, le soutien avant le ras-le-bol 

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Au début, Yolande soutenait pleinement les "gilets jaunes". Elle s'est même rendue plusieurs fois sur le rond-point, devant le centre commercial où elle travaille, pour être à leur côté. "Quand les salariés demandent un acompte le 15 du mois, c’est pas pour rien. En tant que commerçante, je souffre aussi", assure-t-elle. Mais les manifestations et les blocages ont fini par peser sérieusement sur le chiffre d'affaires de sa parfumerie Passion Beauté, située dans la galerie commerçante du Cora. Et un cap a été franchi le 1er décembre avec les violences entre manifestants et forces de l'ordre : "J'ai vu des scènes de guerre impliquant des gens que je connais", explique Yolande.

A l'heure du déjeuner, alors que les fêtes approchent à grand pas, sa boutique est quasiment déserte. "L’esprit de Noël est foutu. On a fait dix euros de ventes samedi et 25 le lundi à cause des blocages", se désole la gérante. "Je n'ai pas de haine envers les 'gilets jaunes'. J’attends juste que ça s’arrête. Je suis d’accord avec le fond mais la forme c’est pas possible", regrette Yolande, qui a dû mettre plusieurs de ses salariés en chômage partiel à cause de la baisse d'activité pour cette période pourtant cruciale.

Thomas, "victime de l'idéologie de la transition écologique"

Saint-Avold

Saint-Avold n'a pas attendu les "gilets jaunes" pour être agitée de soubresauts sociaux. Il y a eu les fermetures des mines, au tournant du 21ème siècle, et tout récemment celle programmée du réacteur à charbon de la centrale Emile Huchet, l'une des dernières de France à utiliser ce combustible pour produire de l'électricité. "La fin de vie technique du réacteur était pour 2026. Ça nous laissait espoir. La fermeture en 2022 au plus tard, décidée sans discussion par Emmanuel Macron, c’est un coup d’arrêt terrible. C’est demain", souffle Thomas, 28 ans mais qui travaille sur le site depuis déjà neuf ans.

"On est obligés de renoncer à des loisirs". Marié et père de deux enfants, le jeune homme est chef de poste dans le réacteur à charbon. "Je suis comme un pilote dans un avion", illustre-t-il. La désillusion l’étrangle quand il parle de son travail et de son avenir. "Ma femme est aussi employée à la centrale. J’ai un emploi 'posté', donc je m’en sors mieux que d’autres. Mais je suis imposable et chaque année est plus dure que la précédente. On est obligés de renoncer à des loisirs", explique Thomas, le regard dans le vague.

Lâché par l’État et Uniper, le gestionnaire allemand de la centrale, Thomas se considère, comme ses collègues, victime d’une "idéologie politique de la transition écologique". "On nous dit depuis des années que le CO2 est létal mais on ne taxe ni le kérosène ni le pétrole des bateaux. Avant on nous disait : 'achetez du diesel' ; maintenant il faut l’abandonner le plus vite possible. Le peuple est mené à la baguette dans un sens puis dans l’autre au gré des lobbies", s’emporte-t-il, avant de conclure sur son cas personnel : "C'est l'État qui nous met à la rue."