ENQUÊTE - Enfance en danger, mineurs délinquants : quand les délais rendent la justice des mineurs "inefficace"

centre éducatif mineurs
Les professionnels tirent la sonnette d’alarme sur l’allongement des délais de prise en charge des mineurs par la justice (photo d'illustration). © AFP
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Salomé Legrand
Des juges des enfants de Bobigny aux éducateurs du Nord, les professionnels tirent la sonnette d’alarme sur l’allongement des délais de prise en charge des mineurs par la justice, qui conduit parfois à une aggravation des cas.
ENQUÊTE

"J’ai ordonné une mesure d’action éducative en milieu ouvert fin juin. Elle n’a toujours pas commencé." Sous les yeux de ce juge des enfants de l’Ouest parisien, le dossier de Dylan, 12 ans, "un exemple parmi tant d’autres" du fonctionnement chaotique de la justice des mineurs en France. La situation du garçon est connue de la justice depuis 2014, date du premier appel à l’aide de sa mère, qui ne s’en sort pas. Élevé au sein d’un foyer qui cumule grande précarité et violence, l’enfant a besoin d’une scolarisation spécifique en Institut éducatif thérapeutique et pédagogique. Mais il est sur liste d’attente. La mesure d’accompagnement, confiée à l’une des deux associations œuvrant dans le département, est en attente elle aussi. Alors que "la situation se dégrade, il est de plus en violent, et déscolarisé", déplore le juge.

Les budgets des départements à la peine. Même difficultés en Indre-et-Loire, où travaille Sophie Legrand, juge des enfants actuellement détachée pour un mandat au Syndicat de la Magistrature : jusqu’à 9 mois de délais pour les mesures d’accompagnement en milieu ouvert, et 15 à 20 placements non-exécutés en permanence… "Quand le juge des enfants ordonne un placement, c’est qu’il considère que c’est impossible pour l’enfant qu’il reste à son domicile. Donc ça devient dramatique si on attend", martèle la magistrate qui ajoute : "quand vous avez ordonné un placement en janvier et qu’on vient chercher l’enfant au mois d’août, d’une part il a pu se passer des choses très graves entre temps, d’autre part la famille ne comprend pas. Or un placement a besoin d’un minimum d’adhésion pour fonctionner." Et les retards au démarrage sont encore plus importants dans des départements cumulant les difficultés comme la Seine-Saint-Denis, dont les juges ont récemment publié une tribune pour tirer la sonnette d’alarme.

En France, ce sont les départements qui sont en charge de la protection de l’enfance. Mais leurs budgets sont à la peine. En 2017, 104 239 nouveaux mineurs ont fait l’objet d’une saisine d’un juge des enfants, soit une hausse de 12,5 %, (contre + 3 % en moyenne entre 2011 et 2016) – une hausse qui s’explique notamment par l’explosion du nombre de mineurs isolés étrangers. Or, toujours en 2017, les dépenses brutes des départements pour l’aide sociale à l’enfance se sont élevées à 7,934 milliards d’euros pour la France métropolitaine, soit une hausse de… 2 % par rapport à 2016. L’enveloppe arrive généralement derrière celles consacrées aux personnes âgées, à l’emploi et l’insertion, au handicap voire aux infrastructures.

"3 heures à 3h30 par enfant et par mois". En première ligne : les éducateurs spécialisés chargés, entre autres, des mesures en milieu ouvert et qui gèrent jusqu’à 45 dossiers chacun. "C’est tout simplement impossible", assène le juge francilien interrogé par Europe 1, qui rappelle qu’ils doivent se déplacer dans les foyers "avec de longs trajets, souvent dans des quartiers sensibles" et aux heures où les parents sont là, c’est-à-dire en fin de journée. "On doit sans cesse arbitrer entre l’urgence et les suivis au long cours", abonde Jean-Marie Vauchez, président de l'Organisation Nationale des Éducateurs Spécialisés. Et de donner l’exemple d’une famille où l’éducateur a mis plus de 6 mois mois à s’apercevoir qu’une fillette de 4 ans était victime de graves sévices sexuels infligés par son grand frère de 17 ans. La réunion qu’il devait organiser avec tous les acteurs du suivi de la famille et qui a permis cette prise de conscience avait sans cesse été repoussée. "À raison de deux interventions par mois au mieux, un gamin ne vous fait confiance, il ne sait pas qui vous êtes, il ne va pas se confier", insiste l’éducateur spécialisé, dont le syndicat a publié un communiqué en novembre dernier pour soutenir les personnels de l’ASE du Nord, en grève pour réclamer plus de moyens.

" J'ai dû placer un adolescent six mois après une action éducative en milieu ouvert renforcée qui n'avait jamais commencé, car il devenait trop violent avec sa mère "

 "Un référent ASE ne peut consacrer que 3 h à 3h30 par enfant et par mois", estime l’organisation dans ce texte, qui rappelle que les obligations nouvelles issues des réformes de 2007 et 2016, saluées par les professionnels dans leurs principes, "viennent se surajouter pour une bonne part à l’existant". "Sans embauches massives, les services de l’ASE croulent littéralement sous les charges", ajoute le document. "Une AEMO (action éducative en milieu ouvert, ndlr) normalement c’est au moins toutes les trois semaines. Aujourd’hui sur certains territoires c’est plutôt tous les un mois et demi", constate Laure Sourmais, de la CNAPE, la fédération nationale des associations de Protection de l’Enfance.

Le risque de situations qui s’aggravent. Plus le suivi tarde à se mettre en place, plus les situations se dégradent et la prise en charge coûte cher. "J’ai dû placer un adolescent six mois après avoir décidé une AEMO renforcée qui n’avait jamais commencé, car il devenait trop violent avec sa mère", raconte par exemple Sophie Legrand. Avec ce paradoxe qu’un suivi à domicile coûte une dizaine d’euros par jour et par enfant quand un placement nécessite un budget de 150 euros pour une famille d’accueil à plusieurs centaines d’euros pour un foyer.

 Dans ces structures d’accueil collectif, comme les MECS (Maisons d’enfants à caractère social), on voit aussi apparaître des listes d’attente, alors "qu’il y a deux ans il n’y en avait pas !", pointe Laure Sourmais. Avec en sus la question des horaires, des vacations de nuits notamment, de plus en plus assurées par des personnels sans formation spécifique. "C’est là qu’il se passe le plus de choses, de violences, et il n’y a aucun suivi éducatif, les départements ne peuvent plus financer !", s’alarme un observateur avisé de ces questions.

"On a beaucoup progressé ces dernières années." D'autres solutions de placement sont-elles possibles ? Oui, selon l'association d’anciens enfants placés Repairs !, qui déplore que le réflexe français soit le placement extérieur et non le recours à la famille élargie. "On ne pense pas assez aux oncles, aux grands-parents", insiste Léo, son président. Pas assez non plus à la continuité du suivi lorsque le jeune fête ses 18 ans, souligne le jeune homme qui rappelle qu’un SDF sur 4 en France est un ancien enfant placé. Suivant un avis du Conseil social et environnemental, la présidente de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale Brigitte Bourguignon, avait initié une proposition de loi visant à étendre la prise en charge obligatoire des jeunes placés à l’Aide sociale à l’enfance jusqu’à 21 ans, "lorsqu’(ils) cumulent un certain nombre de difficultés". Mais  le gouvernement a finalement décidé de ne pas la soutenir, d’après La Croix

Quant aux accompagnements en centre médico-psychologiques, pour voir un psychologue ou bénéficier d’un accompagnement pluridisciplinaire, les délais d’attente atteignent un an. "On a beaucoup de mal à décloisonner, à voir l’enfant dans sa globalité avec l’éducation nationale, la santé...", regrette l’un des membres du GIPED (Groupement d’intérêt public Enfance en Danger), chargé d’un suivi national de ces questions. Qui tempère néanmoins : "On a beaucoup progressé ces dernières années, on repère plus, on intervient plus mais on n’a pas les infrastructures pour suivre".

"Pendant six ans, il ne s’est rien passé". L'encombrement est le même du côté des mineurs délinquants, même si le budget de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a augmenté de 100 millions d’euros depuis 2010, pour une délinquance stable. En 2017, 140 272 jeunes étaient suivis pour environ 5 400 éducateurs de la PJJ. Les concernant, ce sont les cabinets des juges pour enfants qui sont saturés. Ces derniers cumulent les dossiers en protection de l’enfance, et le volet pénal, à l’instruction comme en attente de jugement. Près de 600 s’entassent à Tours sur le bureau de Sophie Legrand, qui s’estime "chanceuse d’avoir une greffière", quand d’autres collègues n’en ont pas, rendant leurs décisions irrégulières d’un point de vue procédural.

Là aussi, les délais rendent cette justice moins lisible. C’est ce que constate Me Etienne Lesage, avocat de mineurs au barreau de Paris, qui brandit deux exemples. D’abord celui d’un jeune homme aujourd’hui âgé de 19 ans, condamné à du sursis avec mise à l’épreuve…. six ans après sa mise en examen pour une agression sexuelle sur sa petite cousine, commise alors qu’il avait 13 ans. "Pendant 6 ans, il ne s’est rien passé, aucun service de s’occupe de ce jeune, il a seulement une interdiction de voir cette parente et maintenant, il a passé son bac, il fait ses études en Angleterre, et on lui impose cette obligation de soins, notamment de consulter un psychiatre, qui non seulement est difficile à mettre en œuvre dans le pays où il réside, mais qui aurait dû être mise en place bien avant si elle était nécessaire", explique l’avocat.

" La peine a un sens lorsque les mesures éducatives ont permis au jeune de faire un travail sur lui-même, de comprendre les raisons de son passage à l'acte "

 Quant à son deuxième client, lui aussi mis en cause dans des agressions sexuelles, et en attente de jugement depuis 3 ans, ce sont ses parents qui s’inquiètent d’un suivi trop peu consistant. "Lorsque viendra le temps du jugement, on aura aucun élément sur l’évolution positive ou négative de ce jeune pour le juger", s’inquiète l’avocat. "Les éléments au dossier sont anciens, deux, trois ans, c’est long pour un mineur !". Et d’ajouter : "la peine a un sens lorsque les mesures éducatives ont permis au jeune de faire un travail sur lui-même, de comprendre les raisons de son passage à l’acte. S’il n’y a pas de suivi, par manque de moyens, d’éducateurs ou que les procédures sont trop longues, c’est regrettable."

Une réforme à venir sur le plan pénal. "J’ai l’impression que plus on perd de temps, plus le mineur commet à nouveau des actes graves et on arrive à une réponse pénale plus coercitive. Mais peut-être qu’il aurait arrêté son parcours délinquant si on avait pu démarrer la mesure au bon moment", ajoute Sophie Legrand pour qui cette justice "de pompier" est "inefficace". Et plus chère : comme en matière de protection de l’enfance, le coût d’un suivi en milieu ouvert, avec 25 dossiers en moyenne par éducateur, est bien moindre par rapport à ceux en foyers - 12 places pour 20 encadrants - et en centre éducatif fermé - 10 places pour 27 équivalents temps plein, soit 500 euros minimum par jour et par mineurs. Le gouvernement s’est engagé à en créer 20 nouveaux d’ici 2021.

 De son côté, la garde des sceaux Nicole Belloubet a choisi un centre éducatif fermé à Savigny-sur-Orge, dans l’Essonne, pour entamer lundi sa grande consultation pour une réforme par décret de l’ordonnance du 2 février 1945 - qui régit le volet pénal de la justice des mineurs. Cette dernière a déjà été révisée plus de 35 fois, dont plus de dix ces quinze dernières années, mais les professionnels sont partagés. Les syndicats de magistrats notamment n’y sont pas opposés par principe mais l’USM par exemple, note qu’une telle réforme  "n’aura aucun intérêt si on n’a pas augmenté les moyens en nombre d’éducateurs, en nombre de juges des enfants, en nombre de greffiers d’ici là".