ARCHIVES - ONG Memorial : nos photos exclusives des goulags de la Kolyma, en Sibérie orientale

La baie de Magadan

La baie de Magadan sur la mer d'Okhostk. Sur la photo, en haut à gauche, le port. C'est là qu'arrivaient les prisonniers par bateaux depuis Vladivostok, faute d'accès routier dans cette région très isolée.

Nicolas Tonev

Un ancien prisonnier de la Kolyma

Cet homme est le premier témoin direct des camps que je rencontre en arrivant à Magadan. Il passe la plupart de ses journées assis, ici, face au port et à la mer, comme s'il cherchait à fuir ses souvenirs.

Nicolas Tonev

Magadan, la capitale régionale

Le centre-ville de Magadan est presque agréable à l'œil, mais la cité a été construite en grande partie par les prisonniers.

Nicolas Tonev

Le monument aux victimes des goulags de la Kolyma

Le masque de la tristesse, haut de plus de 15 mètres, ressemble bien à ce pourquoi il a été imaginé : rendre compte du manque d'espoir, de l'inhumanité et de la mort.

Nicolas Tonev

La route des os

Le début de la route qui va devenir piste qui mène vers l'intérieur de la Kolyma. Le paysage que l'on voit va se répéter sur des centaines de kilomètres. Caractéristique principale : en dehors de la piste, l'absence de traces humaines.

Nicolas Tonev

La Kolyma

Le fleuve qui traverse la région et qui lui a donné son nom. Long de 2.000 kilomètres, à la vue, il est aussi inhospitalier que les montagnes ou les forêts.

Nicolas Tonev

Comment rendre compte de la grandeur de la région

Avec mon caméraman, nous faisons de fréquents arrêts, avec toujours en tête cette question : comment rendre mieux en image la puissance des lieux. Notre ressenti, c'est que nous n'y arrivons pas.

Nicolas Tonev

Le lac noir

Le lac noir est l'une des légendes ou réalité de la Kolyma. Selon certains, il ne renferme aucune vie. Au temps du goulag, des prospections aurifères ont eu lieu à proximité.

Nicolas Tonev

Ivan Panikarov

Ivan Panikarov, le dévoué serviteur, sauveteur de la mémoire des prisonniers et des camps de la Kolyma. Malgré le manque de moyens, il a aidé des centaines de familles à retrouver la trace de leurs parents passés par les goulags de la région.

Nicolas Tonev

Fiche d'identification d'un ancien prisonnier

Ivan Panikarov recherche les victimes de Staline grâce à leur fiche de condamnation. Ici, le document blanc. La photo en haut en haut à gauche est celle du condamné jeune. Celle en bas à droite, lors du passage dans les camps. Illustration de l'usure physique des condamnés.

Nicolas Tonev

Le monument de la Serpentinka

Le petit monument au camp de la Serpentika, obtenu de haute lutte par Ivan Panikarov. Derrière la stèle, l'immensité de forêts et de montagnes où s'épuisaient les prisonniers au travail.

Nicolas Tonev

Panikarov montre son domaine

Les territoires des anciens camps sont devenus le domaine quasiment réservé d'Ivan Panikarov. Il est l'un des rares à connaître les lieux, à pouvoir s'y aventurer.

Nicolas Tonev

Les restes du camp

Dans la plupart des camps, les prisonniers travaillent dans des mines. Sur cette photo, les traverses de bois matérialisent une ancienne voie où les prisonniers faisaient rouler des wagonnets remplis de minerai d'étain.

Nicolas Tonev

Wagonnet de la mine

Un wagonnet, très rare "outil", vestige du travail des prisonniers.

Nicolas Tonev

Entrée du tunnel de la mine

L'entrée de cette galerie de mine a été dynamitée à la fermeture du camp. D'après les témoignages de plusieurs prisonniers, les blessés et les malades auraient été enfermés à l'intérieur avant le dynamitage du tunnel.

Nicolas Tonev

Denis à Elgen

Denis devant les restes des baraquements où il est né car sa mère était prisonnière dans le camp d'Elgen. À la fermeture du goulag, le camp a été transformé en village, dont Denis est devenu le maire au moment où la photo est prise.

Nicolas Tonev

Le cimetière des enfants

Dans une forêt à quelques centaines de mètres des derniers baraquements, les sépultures des enfants des prisonnières, là où le système stalinien enterrait sa mauvaise conscience.

Nicolas Tonev

Le cimetière des enfants

Les petites tombes étaient sommaires. Avec le temps, certaines ressortent de terre...

Nicolas Tonev

Chercheur d'or clandestin

Aujourd'hui, la Kolyma abrite de nombreux chercheurs d'or... libres. La plupart sont officiels, d'autres clandestins comme celui-ci qui exhibe une pépite.

Nicolas Tonev

Les bâtiments disparaissent dans la nature

Comme une ouverture vers la disparition définitive, des portes dressées dans la taïga. Ultimes restes de baraquements dissous par le temps.

Nicolas Tonev

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Nicolas Tonev, édité par Gauthier Delomez , modifié à
La Cour suprême de Russie a décidé en décembre 2021 de dissoudre l'ONG Memorial, pilier de la protection des droits humains et de la mémoire du goulag. Alors que l'ONG a reçu le prix Nobel de la paix 2022, Europe 1 vous emmène sur les traces d'anciens goulags staliniens dans la région de la Kolyma, en Sibérie orientale, dont les habitants se battent pour en conserver la mémoire.

Située à 6.000 kilomètres à l’est de Moscou, en Sibérie orientale, la Kolyma a été pendant plus de 30 ans, entre 1930 et 1953, la plus terrible zone de déportation des goulags staliniens. Elle est le symbole de la violence du système des camps soviétiques avec ses millions de déportés et de morts. Une période noire que les Russes peinent à assumer et à reconnaître, le pouvoir en place encore moins.

Plus de 80 ans après la fermeture des camps, ceux-ci disparaissent et avec eux la possibilité d’en entretenir le souvenir sur le terrain. Seule l’ONG Memorial, la plus puissante et la plus ancienne ONG russe, tente de remplir cette mission depuis sa création en 1989, entre autres par le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov. La défense de la mémoire des camps est intimement liée à celle de la dissidence actuelle et des droits de l’homme en Russie. Europe 1 vous propose un voyage dans la Kolyma.

La Kolyma, un territoire isolé

Baie de Magadan, porte d’entrée de la Kolyma. Quelques kilomètres de voiture pour descendre sur le port. C’est une couleur qui donne le ton. Le gris. Partout. Et sans nuance. Un gris foncé, envahissant, uniforme. Le ciel, les bâtiments, même les flots de la mer d’Okhotsk en sont habillés, comme d’un costume annonciateur de ce qu’est ce territoire.

Faute de voie terrestre pour rompre l’isolement de la région, c’est par bateaux venus de Vladivostok, 2.000 kilomètres plus au sud, que l’administration des goulags "débarquait" ses cargaison de "zeks", "les zaklioutchionirs" ou détenus en russe. Cinq jours de mer qui s’ajoutait aux semaines de trains pour ceux transférés depuis l’ouest du pays. Pour rendre compte de l’éloignement, des distances et des durées de transport, les détenus évoquent le continent ou la grande-terre pour parler de la Russie, en opposition à l’isolement de la Kolyma.

Le silence, une vertu

Sur les quais, un homme seul à la crinière blanche. Il regarde la mer, sans bouger, sans parler. La curiosité l’emporte. Je m’approche de lui… Qu’une personne cherche à lui parler le surprend, ce n’est pas une habitude ici. Le silence semble être une vertu pour lui, il laisse comprendre pourquoi. Il raconte être arrivé prisonnier ici, par cette jetée justement. 82 ans, dit-il son âge maintenant, arrivé après guerre pour avoir déplu au régime. Son regard en dit plus que lui.

Une autorisation tardive de quitter la Kolyma après son temps de camp, mais pas les moyens de repartir vers la grande-terre, alors après être sorti du goulag, sa vie se passe ici entre une chambre, une pension accordée par l’État et cette mer qui ne lui donnera jamais de billet retour. Premier fantôme des goulags de la Kolyma. Elle garde ses prisonniers à perpétuité, vivants ou morts. Il suffit de traverser la ville pour s’en convaincre.

Un monument pour préserver la mémoire

Nord de Magadan, à la sortie de la ville, le masque de la tristesse, représentation saisissante de l’élimination de masse en larmes. Les parents du sculpteur avaient été eux-mêmes déportés. Le monument de fer et de béton a été érigé en 1996, période où la construction approximative de la démocratie en Russie permit la préservation de la mémoire. À cette époque, la reconnaissance des dissidents au cœur des bouleversements n’était plus un gros mot, et pas encore des intentions malsaines envers le pouvoir.

Le masque honore les morts connus ou pas, prend sur lui l’ensemble des souffrances infligées ici. Drôle d’endroit : un peu comme un panneau routier géant, il signale l’entrée sur un territoire où l’humanité a disparu pendant la période stalinienne.

La légende de la route "des os"

Quelques kilomètres plus loin, le début de la route des os, les centaines de kilomètres de piste qui s’enfoncent vers le nord, jusqu’à la Iakoutie. Route des os car à sa construction par les premiers prisonniers, la légende ou l’histoire veut que les corps des hommes trop faibles pour survivre ou abattus par les gardes aient été mêlés au revêtement. Économie de temps et de matériaux… Personne n’a vérifié.

525 kilomètres pour rejoindre le village de Iagodnoïe et notre contact de Memorial, Ivan Panikarov. Le chauffeur a prévu des provisions, de l’eau, de la nourriture, de quoi réparer la voiture, pour tenir quelques jours en cas de problème. Nous comprenons vite pourquoi : 460.000 kilomètres carrés, soit environ 100.000 de moins que la France métropolitaine, et seulement 140.000 habitants (67 millions en France) dont 90.000 à Magadan, que nous venons de quitter, c’est donc un territoire vide et grandiose qui nous accueille : forêts, pierres, lac mystérieux, montagnes, plaines et collines déchirées par le fleuve de la Kolyma, puissant et ses 2.000 kilomètres de long.

Nul hameaux, maisons, signes de présence humaine permanente. Avec mon caméraman, à travers les objectifs de la caméra et de l’appareil photo, nous cherchons un moyen de rendre compte de l’immensité et du vide ressenti. Les résultats nous déçoivent terriblement. La Kolyma déborde des vidéos et des photos comme elle déborde de l’œil tant elle le remplit. Et nous sommes libres, bien nourris, volontaires pour être ici. Quelles impressions pouvait-elle infliger aux prisonniers hagards et affamés ?

Varlam Chalamov, écrivain auteur des récits de la Kolyma, 17 ans de camp : extrait

Découverte de la Kolyma par les prisonniers
Les monts étaient couverts d’une végétation marécageuse et seule la calvitie de leurs sommets dégarnis étincelait, calcaire nu, poli par les tempêtes et les vents. Les pieds s’enfonçaient dans une mousse fangeuses ; il était rare d’avoir les pieds au sec en été. L’hiver tout gelait. Les montagnes n’étaient plus qu’un seul et même être, sinistre et hostile.

Faire renaître les "fantômes" de la Kolyma

Douze heures plus tard, Iagodnoe, chef-lieu typiquement ex-soviétique : du béton, immeubles de cinq étages, une petite église orthodoxe, de nombreux hangars à l’abandon, quelques magasins sans vitrine, des parkings boueux... Difficile de croire que le nom du village est tiré du nom des "baies" en russe, une abondance de fruits sauvages qui avait surpris les créateurs du lieu lors de la construction des premiers camps.

Celui qui nous aidera à trouver les fantômes est là. Ivan Panikarov, une vie dédiée aux victimes de la folie stalinienne, un de ces personnages comme la Russie en produit, calme déconcertant, gentillesse débordante, nourri de ses convictions, et dont le regard et la voix révèlent l’acharnement et le courage. Dans une pièce, il travaille depuis des dizaines d’années à faire renaître pour certains, des effacés de l’histoire, pour d’autres, réhabiliter des "traitres", donner des informations aux familles en recherche de proches, reconstituer des dossiers pour des dizaines de nationalités car Staline ratissait large.

Éviter la disparition de la trace physique des camps

Bref, prouver que des hommes ont existé, que le système n’a pu les gommer malgré les efforts d’une administration démesurée. Faire disparaître les dissidents du passé, du présent et du futur pour mieux liquider cette idée de dissidence justement ? Heureusement, dictatures et pouvoir fort aiment l’ordre administratif et donc les documents, une force quand la dictature est en place, une faiblesse dans le temps long de l’histoire car la conservation des fiches, des comptes-rendus, témoigne à son tour finalement contre son créateur. Ivan a réussi à édifier un musée dédié aux victimes. Tant qu’il est en vie, tant que Mémorial existe, ces mémoires sont sauvées.

Mais il y a une disparition contre laquelle Ivan ne peut rien dans la Kolyma, c’est la trace physique des camps. Il veut nous emmener sur ce territoire qu’il désespère de pouvoir sauver. Nous partons pour la "serpentinka", l’un des pires goulags de la région. Serpentinka, comme les Russes appellent les petites routes tortueuses de montagne, l’une des raisons de la dureté de ce camp, ses vallons, ses collines, cette minéralité impitoyable dans ce climat mortel. Un point de repère, ce maigre monument obtenu de haute lutte par Ivan.

Varlam Chalamov, Les récits de la Kolyma :

L’hiver
On ne montrait pas le thermomètre aux travailleurs : c’était d’ailleurs parfaitement
inutile : il fallait sortir qu’elle que fût la température. En outre, les anciens se
passaient de thermomètre : s’il y a du brouillard, il fait quarante degrès en dessous de
zéro ; si on respire sans trop de peine, mais que l’air s’exhale avec bruit, cela veut dire
qu’il fait moins quarante cinq ; si la respiration est bruyante et s’accompagne d’un
essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au dessous de moins cinquante, un crachat
gèle au vol. Cela faisait déjà deux semaines que les crachats gelaient au vol.

Ici, les prisonniers, taillent, concassent, creusent le caillou… Fer et muscles des outils et des zeks contre étain, or, manganèse. Et pour bien fixer ce qu’est la lie de la société soviétique, les plus mal traités sont les "politiques", les "droits communs" ont des travaux moins difficiles, dirigent parfois à l’intérieur des camps et des baraquements. La moindre faiblesse est punie impitoyablement.

Varlam Chalamov, Les récits de la Kolyma :

Impitoyable
Dougaiev se rappelait parfaitement le dicton du nord, les trois commandements des
prisonniers : "ne crois rien, ne crains rien, ne demande rien".
(…) Dougaïev s’assit à même la terre. Il était déjà fatigué au point d’accueillir avec une
indiffférence totale tout ce que le sort lui réservait. (…)
Viens ici dit le surveillant à Dougaïev. Voilà ta place.
Il mesure le front de taille et plaça un repère, un morceau de quartz. (…)
Ce n’est l’affaire de personne si Dougaïev est incapable de supporter une journée de
travail de seize heures. Dougaïev ne fit que rouler, piocher, verser et rouler, piocher,
verser. (…) Le surveillant revint le soir. Il déroula son décamètre et mesura ce qu’avait
fait Dougaïev.
- Vingt cinq pour cent ! dit-il, et il regarda Dougaïev. Vingt cinq pour cent, tu entends ?
- J’entends répondit Dougaïev.
Ce chiffre l’étonnait, le travail était si pénible. (…) Le chiffre de vingt-cinq pour cent de la
norme lui parut très élevé. (…) Le lendemain il travailla de nouveau dans l’équipe avec
Baranov et , au cours de la nuit, les soldats le firent passer derrière l’écurie..(…)il
l’emmenèrent dans la forêt par un petit sentier…(…) et quand il comprit de quoi il
s’agissait, Dougaïev regretta d’avoir travaillé, d’avoir tant souffert en vain ce jour, ce
dernier jour.

Des portes ouvertes sur le rien

Voila donc ce qu’Ivan voulait nous montrer. Son désespoir. Sur des centaines d’hectares, dévorés par l’érosion et la nature, là où un camp, des baraquements par dizaines, des mines, des clôtures se dressaient, il ne reste plus que quelques vestiges pour imaginer l’enfer, plongés dans un brouillard épais, et ce gris Kolyma infernal. Des silhouettes se détachent entre buissons et vapeurs d’eau, les fantômes de la Kolyma… Ici, des portes ouvertes sur le rien.

Ivan raconte comment chaque année quelque chose disparaît définitivement, la silhouette d’une ancienne ligne de wagonnets, une entrée de mine recouverte par les éboulements et qui ne répondra jamais sans doute à cette question qui le hante lui et ceux qui ont échappé aux camps : à la fermeture, certains affirment que blessés et malades ont été entassés à l’intérieur avant le dynamitage du tunnel. Qui ira vérifier quand les traces auront disparu ?

Un bâtiment définitivement rongé par la nature et le climat, et une question pour Ivan : comment témoigner d’un espace disparu ? Comment prouver aux sceptiques, à ceux qui renient cette histoire qu’elle ne peut être tordue et manipulée puisque ces endroits ont vraiment existé, quand ils n’existeront plus ? À quoi rattacher les fiches des déportés ? Quelqu’un finira-t-il par dire que tout cela ne fut qu’une invention ?

Varlam Chalamov, Les récits de la Kolyma :

Survivre
Tous les sentiments humains : l’amour, l’amitié, la jalousie, l’amour du prochain, la
charité, la soif de gloire, la probité, tous ces sentiments nous avaient quittés en même
temps que la chair que nous avions perdue pendant notre famine prolongée. Dans cette
insignifiante couche de muscle qui restait encore sur nos os…(…) il n’y avait plus de
place que pour la rage, le plus vivace des sentiments humains. (…)
Quand on est dans le besoin, on ne mesure que sa propre force d’âme et la vaillance de
son corps, on voit se dessiner les limites de ses capacités, de son endurance physique et
de sa vigueur morale. Nous comprenions que nous ne pourrions survivre que par hasard

Un enfant de prisonnier devenu maire

Les serpentinkis ne sont pas les seuls fantômes des goulags de la Kolyma. À des dizaines de kilomètres de là - une heure et demie de voiture -, comme un passage en voisin dans la Kolyma, nous atteignons Elgen, "la mort" en langue iakoute. Denis nous accueille. Maire du village, après en avoir été le prisonnier avec sa mère. Explication : Elgen a été un camp, une espèce de goulag-ferme. Denis y est né d’une mère prisonnière. Coup de chance, il a survécu, ce qui n’est pas le cas de beaucoup.

Un des premiers réflexes de Denis : nous montrer le cimetière des enfants, quelques pas derrière des bâtiments restant de l’époque. La nature ronge les tombes. Les petits qui ne survivaient pas étaient enterrés ici à la va-vite. J’ai du mal à avancer dans la forêt pour photographier, comme si les sépultures criaient au sacrilège. Denis est au bord des larmes. Dans cette forêt, les gardes éliminaient aussi les récalcitrants : par le froid l’hiver, la saison la plus rapide pour mourir attachés à un arbre, rongés par les insectes, la faim et la soif l’été, une fin longue et douloureuse.

Fin de l'activité après la période stalinienne

Evguenia Ginzbourg, une grande écrivaine russe, a été détenue dix ans ici. Libérée en 1947, elle est l’auteure du Ciel de la Kolyma. A la mort de Staline en 1953, alors qu’elle apprend la nouvelle à la radio, elle a ses mots : "Alors je m'effondrai, les deux bras sur la table, et éclatai en sanglots violents. Ils me secouaient tout le corps. Ce n'était pas seulement le relâchement de la tension nerveuse de ces derniers mois passés dans l'attente d'une troisième arrestation. C'étaient les larmes de 20 années. En une minute, tout défila devant mes yeux. Toutes les tortures et toutes les cellules. Toutes les rangées de fusillés et les foules innombrables d'êtres martyrisés. Et ma vie, ma vie à moi, réduite à néant par la volonté diabolique de cette homme".

Denis a eu de la chance. Il a survécu à Elgen, a grandi et traversé l’histoire : fermeture du camp, le camp qui devient administrativement un village et Denis, d’enfant à adulte, qui en devient le maire ! Une survie éphémère. Paradoxe de l’histoire, les camps ont créé de l’activité, certes forcée, mais de l’activité, du passage, forcé, une vie administrative forcée.

Mais vivre libre ici est une forme d’aberration. Froid infernal l’hiver, moustiques, mouches dévoreuses les quelques mois d’été dans une chaleur étouffante... Alors, finalement, Elgen meurt. Seule la folie de Staline pouvait décider de faire vivre cette plaine isolée et impitoyable, si loin de tout. Les baraquements de bois disparaissent, les survivants meurent, les vivants fuient. Elgen n’est plus habitée depuis l’an dernier. Un fantôme de plus dans la Kolyma.

Des chercheurs d'or indifférents au passé

Les goulags laissent la place à quelques chercheurs d’or autorisés ou clandestins. Officiels, ils ravagent les zones de prospection aux bulldozers. Clandestins, ils arrachent pépite par pépite une maigre richesse à la Kolyma. Les goulags ne les concernent pas, ils n’y pensent pas. C’est la victoire du temps et du régime.

Le goulag s’est ancré dans les subconscients russes, le refus d’en parler s’exprime comme une forme de négation d'où l’on vient, le refus de reconnaître la sauvagerie passée. Avec la dissolution de l'ONG Memorial par la Cour suprême russe, des millions de morts en attente de réhabilitation disparaitront comme les fantômes des goulags. Et les créateurs de l’ONG redoutent que la défense des droits de l’homme en Russie ne soit annihilée par la même occasion.

Seul 1% des cimetières du goulag répertoriés, selon l'ONG

Dans la Kolyma, et dans toute la Russie, des milliers de camps de travail ont été créés en Union Soviétique, regroupés en près de 500 complexes essentiellement dans les régions les plus difficiles et les plus éloignées des grands centres urbains. Les archives soviétiques ont été ouvertes en 1989 : de dix à 18 millions de personnes ont été déportées entre 1921 et 1953 - date de la mort de Staline -, des centaines de milliers de personnes exécutées, plus de 700.000 et au total jusqu’à quatre millions de morts d’épuisement, de maladie…

En 2004, Memorial publiait après dix ans de recherches, un CD-ROM contenant les noms d'1,3 million de victimes de la répression stalinienne. Elena Jemkova, la directrice exécutive de l’organisation, estime qu’il y a eu au moins dix fois plus de victimes, et que pour terminer le travail, il faudrait encore plus d’un siècle. Selon Memorial, seulement 1% des cimetières du goulag répartis sur l’immense territoire russe auraient été répertoriés.

Photos de l’été 2000 et fin de printemps 2008. Ivan Panikarov a été récompensé pour son travail en 2020. Nous n'avons pas eu de nouvelles de Denis. Elgen, devenue un village, a fermé, et Iagodnoe ne cesse de perdre des habitants. Le village en compte moins de 3.000 dorénavant.