Les enfants de retour d'Irak ou de Syrie ne sont pas scolarisés avant un délai de six mois (photo d'illustration). 4:28
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Salomé Legrand et , modifié à
Depuis 2016, quelques mineurs seulement ont pu être confiés à leurs parents, sous contrôle judiciaire, ou à de la famille élargie. Les autres restent placés en famille d'accueil.
ENQUÊTE

Lorsqu'elle est rentrée en France fin 2016, après avoir vécu deux ans en zone irako-syrienne, Soraya*, 24 ans, a passé quatre jours en garde à vue à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour la première fois de sa vie, elle a été séparée de sa fille, Sumaya*, née sur un territoire à l'époque contrôlé par l'organisation État islamique (EI). "Elle est restée en famille d'accueil", raconte à Europe 1 la jeune mère, qui s'assure repentie. "Quand je l'ai récupérée, elle ne voulait pas dormir toute seule, elle avait peur que je sois loin d'elle, que je parte et que je ne revienne plus. Mais maintenant, elle a changé de comportement." Après quelques semaines de séparation, Soraya, libérée sous contrôle judiciaire, s'est vu confier à nouveau la garde de sa fille, moyennant un suivi étroit et l'obligation de rencontrer chaque semaine une psychologue, une assistante sociale, et une éducatrice.

Son cas illustre les multiples questions que pose le "retour" des enfants nés en Irak ou en Syrie, ou qui y ont suivi leurs parents pour quelques années. À qui confier ces mineurs ? Aux parents, qui font l'objet de poursuites à leur retour dans l'Hexagone mais ont constitué le seul repère familial à leurs yeux pendant des mois, voire des années ? Aux grands-parents, oncles ou tantes qui ne connaissent parfois pas ces petits-enfants élevés sous les bombes ? Et comment les rapprocher de la "normalité", dans un pays dont ils n'ont pas ou plus les codes ? Europe 1 a enquêté auprès des multiples interlocuteurs chargés de répondre à ces questions complexes.

Quatre-vingt-dix mineurs rapatriés sur le territoire français depuis 2016

La problématique concerne aujourd'hui quelque 90 enfants, rapatriés sur le territoire français depuis 2016. Pour la plupart d'entre eux, le mécanisme de prise en charge commence en Seine-Saint-Denis, où se trouve l'aéroport de Roissy. Tandis que leurs parents - pour ceux qui ne sont pas orphelins - sont "débriefés" par les services de renseignement avant d'être incarcérés, les enfants passent, dès leur sortie de l'avion, sous la houlette de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). "À l'atterrissage, ils sont vus par le médecin de l'aéroport, qui fait un petit bilan pour dire s'ils ont besoin d'hospitalisation ou non", explique Thierry Baranger, président du tribunal pour enfants de Bobigny.

Le procureur saisit ensuite un juge, qui place les enfants dans des familles volontaires et spécifiquement formées, en veillant à ne pas séparer les fratries. Au-delà de quatre, on cherche deux familles géographiquement proches. Rendez-vous réguliers chez le psychologue, accompagnement par des éducateurs : un cercle de professionnels se met peu à peu en place autour des mineurs.

"Si d'autres départements s'y mettent, il faudra qu'ils dépassent le moment de sidération initiale", commente-t-on du côté de l'ASE de Seine-Saint-Denis. Dans le département situé au nord de Paris, les choses n'ont en effet pas toujours été simples. Certains éducateurs ont d'abord refusé de prendre en charge ces enfants, ou, pour certains, demandé l'anonymat par inquiétude pour leur sécurité. Mais trois ans après les premières prises en charge, ces problèmes ne se posent plus.

Une enquête pour déterminer à qui attribuer la garde

Le mécanisme est aujourd'hui bien rodé : après huit jours de placement, le juge des enfants organise une audience, en présence du ou des parents incarcérés. Là, la justice met en place des mesures judiciaires d'investigation éducatives (MJIE) : une sorte d'enquête, pour déterminer à qui la garde doit être attribuée.

 

Car si le fait de confier des enfants à leur plus proches parents restés en France peut sembler tomber sous le sens, ces investigations, menées par l'ASE et les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), prennent en réalité plusieurs mois - huit en moyenne. Davantage que les possibilités d'accueil matérielles, "ce qu'ils cherchent à comprendre, c'est quelle a été l'attitude de la famille élargie au moment du départ de leurs enfants, quelles sont leurs valeurs éducatives, et si les enfants seront élevés dans le monde commun, le monde d'ici", note le président du tribunal pour enfants de Bobigny. Le cas de grands-parents dont plusieurs enfants sont partis faire le djihad peut, par exemple, poser question. "Est-ce qu'ils vont pouvoir prendre en charge leurs petits-enfants, en faisant un petit peu abstraction de la situation des parents ?", interroge encore le magistrat. Autre préoccupation : l'acceptation par la famille d'un suivi sur la durée, pour accompagner les enfants aussi longtemps que nécessaire.

Autant de problématiques qui incitent à la prudence et font du cas de Soraya une exception : sur la cinquantaine de fratries dépendant du tribunal de Seine-Saint-Denis, une petite dizaine seulement a été confiée à des parents sous contrôle judiciaire ou à d'autres membres de leur famille. Certains cas sont ralentis par des tests de filiation, la justice cherchant à éviter que les enfants nés en zone irako-syrienne, qui y ont souvent grandi parmi plusieurs familles, ne soient confiés à des grands-parents qui ne sont pas les leurs...

"On peut tuer le fantasme que ce sont des bombes à retardement"

Tout au long de ce processus, les mineurs, quel que soit leur âge, sont suivis par un avocat propre, qui n'est ni celui de leurs parents, ni celui de leur famille élargie. "Nous sommes l'interlocuteur privilégié auprès du juge et des services sociaux, quand il faut contacter les uns ou les autres pour faire remonter une difficulté", témoigne auprès d'Europe 1 Me Josine Bitton, qui accompagne plusieurs de ces enfants. Avec plusieurs de ses confrères chargés de la même mission, elle échange des références de lectures de géopolitique ou d'ethnopsychiatrie, "pour essayer de comprendre le contexte dans lequel ces personnes là sont parties".

 

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Forte de cette expérience, l'avocate note, comme tous les acteurs rencontrés par Europe 1, une différence entre les enfants accueillis "normalement" par l'ASE en France, "le plus souvent maltraités, ou pour lesquels il y a des difficultés intra-familiales", et les enfants "de retour", qui témoignent d'un "véritable attachement" à leurs parents, et courent spontanément vers eux lorsqu'ils les croisent au tribunal ou en prison.

"C'est plutôt la question de ce qu'ils ont vécu entre leur départ et leur retour, ce qui a pu se passer, qui entraîne des traumatismes et des cauchemars, des choses comme ça", confirme Thierry Baranger. A leur retour de Syrie ou d'Irak, les tout petits peuvent être perturbés par un bruit leur rappelant la guerre, ou avoir peur de l'abandon après avoir perdu un de leurs parents. Une réserve est toutefois partagée par Me Bitton et les services sociaux : l'attitude des parents, affirmant souvent que les familles "vivaient à la campagne" et n'ont rien vu de choquant, afin de se préserver en vue d'un futur procès… et empêchant la potentielle anticipation de traumatismes particuliers. "Mais on peut tuer le fantasme que ce sont des bombes à retardement", indique-t-on du côté de l'ASE de Seine-Saint-Denis. “C’est de les laisser là bas qui est dangereux”, glissent même plusieurs interlocuteurs joints par Europe 1 au cours de cette enquête. 

"Ce qu'il ne faut surtout pas, c'est qu'ils soient étiquetés"

Dans le sud de la France, le suivi de Soraya et Sumaya est désormais axé sur l'enfant, âgée de trois ans : comment l'inscrire à l'école ? Au centre aéré ? En moyenne, les enfants de retour de Syrie ou d'Irak sont scolarisés au bout de six mois, le temps de préparer leur retour en collectivité. "Ce qu'il ne faut surtout pas, c'est qu'ils soient étiquetés" comme des "revenants", explique Thierry Baranger, citant l'exemple d'enfants s'étonnant spontanément de voir des femmes non voilées. Les services de protection de l'enfance prennent le temps de la réadaptation aux codes français. Et veillent à "éviter l'idéalisation d'un parent absent", complète Josine Bitton, précisant que des visites en prison sont organisées régulièrement.

À long terme, l'enjeu pour ces professionnels consiste à effacer le traumatisme et donner toutes les clés aux enfants, afin qu'ils grandissent "le plus normalement possible". "On en parle avec l'éducatrice et l'assistante sociale", explique Soraya à propos de sa fille. "Comment la préparer à tout ça ? (...) Je lui raconte qu'elle n'est pas née ici, qu'elle n'a pas grandi comme les autres enfants, que son papa [également rentré de Syrie et incarcéré, ndlr]  elle va bientôt le voir." Jusqu'à l'âge d'un an et demi, Sumaya n'avait connu aucune autre famille que ses parents. Outre sa mère, toujours son contrôle judiciaire, elle côtoie désormais ses grands-parents paternels. "Ce sont des personnes normales, qui vivent comme tout le monde, qui sortent", sourit la maman, qui assure ne vouloir qu'une chose : "le meilleur pour (sa) fille". 

*Les prénoms ont été changés