Le festival de l'île de Wight, 50 ans après : Leonard Cohen, légende de la musique et de la poésie

Leonard Cohen ile de Wight Capture d'écran Youtube
Le lundi 31 août 1970, Leonard Cohen chante Suzanne sur l'Île de Wight et la magie opère. © Capture d'écran Youtube
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Jean-François Pérès
Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans ce quatorzième épisode, retour sur le destin d’un poète musicien : Leonard Cohen.

Le festival de l’Île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce jeudi, Europe 1 se penche sur l’histoire d’une légende de la musique et de la poésie contemporaines : Leonard Cohen.

On l’appelait le parrain de la mélancolie ou encore le poète du pessimisme, ce qui le faisait sourire. "Un pessimiste", disait-il, "est quelqu'un qui attend la pluie… Moi je suis déjà trempé". Poète donc, mais aussi écrivain et, un peu malgré lui, musicien.

La magie dès les premières notes

Il est environ 4 heures du matin sur l’Île de Wight. Le lundi 31 août 1970 débute sous la pluie, Jimi Hendrix vient de terminer son show dans une atmosphère malsaine. Des tas d’objets ont été lancés, y compris en feu ; le toit de la scène a failli brûler. Peu d’artistes auraient osé lui succéder, mais celui-ci est d’un genre tout à fait particulier. 

Quand on l’appelle, il dort paisiblement dans sa roulotte… De toute façon, il refuse de monter sur scène tant qu’on n’aura pas installé un piano électrique digne de ce nom. La première chose qu’il fait avant d’entamer ce concert inoubliable, c’est de demander aux centaines de milliers de festivaliers dans l’obscurité de griller une simple allumette pour savoir qui et où ils sont. En un instant, la multitude devient village. Veste de safari beige informe, barbe de 3 jours, les cheveux en bataille, des kilos de cernes sous les yeux, l’homme ne paye pas de mine… Et pourtant, la magie opère dès les premières notes.

Leonard Cohen et son "armée", The Army, le nom gentiment ironique qu’il avait donné au groupe qui l’accompagnait. Le titre juste au-dessus, Suzanne, fut son premier grand succès.

En Grèce, de la poésie à la musique

Au début des années 60, Leonard Cohen cherche encore sa voie. Il est un poète et un écrivain reconnu en-dehors des frontières du Canada, où il est né, à Montréal. Mais il ne vit pas de son art, du moins pas décemment.

Alors ce fils d’un commerçant juif d’origine polonaise fait un choix courageux : il achète pour 1.500 dollars, héritage de sa grand-mère, une petite maison de pêcheur sur l’Ile d’Hydra, au sud d’Athènes. Pas d’eau courante, pas d’électricité, et pourtant, une décennie durant, c’est dans cette atmosphère d’ascèse lumineuse qu’il compose quelques-uns des morceaux qui vont faire sa gloire. Près de lui, sa muse, qu’il a rencontrée sur place : une Norvégienne prénommée Marianne Ihlen.

La vie en Grèce est frugale mais Cohen doit trouver d’autres moyens de subsistance. Il joue de la guitare depuis son adolescence, il y colle ses textes. Judy Collins, l’une des plus grandes vedettes folks de l’époque, tombe dessus grâce à un ami canadien. Elle crée Suzanne en 1966 et pousse le poète sur scène et en studio. Leonard Cohen a 32 ans, et sa vie ne sera plus jamais la même.

Un premier album boudé aux Etats-Unis

L’accouchement du premier album sera chaotique. Six mois, trois studios, deux producteurs… Le Canadien n’y arrive pas. Ce n’est pas son monde, il ne trouve pas les bons mots - un comble - pour exprimer ce qu’il souhaite voir enregistré. Tout se bouscule. Les arrangements sont trop sophistiqués. Il tombe amoureux de Nico, l’ex-chanteuse du Velvet Underground, jette des morceaux, en compose d’autres…

Finalement, Songs From Leonard Cohen sort en décembre 1967. L’accueil est glacial aux États-Unis. Les ventes ne décollent pas, et le nouveau chanteur jure qu’on ne l’y reprendra plus. Heureusement, le producteur historique de Bob Dylan ou encore Johnny Cash tombe sous le charme. Il persuade Leonard Cohen de s’installer près de Nashville et met à son service des musiciens chevronnés. Deux chefs d’œuvre voient le jour : Songs From A Room et Songs Of Love And Hate.

Si le public américain reste de marbre, de l’autre côté de l’Atlantique, la réception est enthousiaste. On aime ce mélange de poésie désenchantée et de mélodies étonnamment accrocheuses malgré leur sombre aridité. Nous sommes en 1971, et Leonard Cohen chante l’un des sommets de sa discographie, magnifié par des cordes somptueuses : Avalanche.

A l’époque, ceux qui n’apprécient pas Leonard Cohen se moquent de lui en faisant croire qu’il offre des lames de rasoir avec ses disques. Ce qui ne l’empêche pas de s’imposer comme une figure majeure, à 35 ans, un âge que la plupart de ses amis ne veulent même pas connaître.

Le passage à vide des années 1970

Cohen tient enfin sa revanche, mais il souffre : il déteste notamment monter sur scène. Pour lui, c’est comme un mariage où on ne connait personne et dont on ne se souvient plus de rien le lendemain. Pour l’anecdote, deux jours avant l’île de Wight, il s’est produit dans un hôpital psychiatrique de Londres où il a trouvé le public plus attentif qu’ailleurs !

Autour de lui, tout change. Sa muse Marianne a laissé place à Suzanne Elrod, qui lui donne 2 enfants, Adam et Lorca. Artistiquement, Cohen tourne en rond, expérimente… Il entre en studio avec le mythique producteur (et psychopathe notoire) Phil Spector, pour ce qu’on peut considérer comme le plus magnifique ratage de sa carrière. Le mouvement punk le déclare ringard ; la décennie 1970 se termine dans un climat assez morose. Pour ne rien arranger, son union avec Suzanne vole en éclats. Leonard Cohen vit alors l’une des périodes les plus méconnues de son existence.

Entre 1980 et 1984, le chanteur, désormais bouddhiste, fait de fréquents allers-retours dans le sud de la France. C’est là, dans le Luberon, que Suzanne et les 2 enfants se sont installés, à Bonnieux, un magnifique village près d’Apt. Cohen, aux infidélités notoires, n’est pas le bienvenu dans la vieille ferme et son ex-compagne lui en interdit l’accès. Pour voir ses enfants, il prend ses quartiers non pas à l’hôtel, mais dans une caravane au bout du chemin qui mène à la maison familiale.

L'hymne "Hallelujah"

De ces années très particulières émergera ce qui est sans doute aujourd'hui la chanson la plus connue de Leonard Cohen. Au moment de sa sortie en 1984, personne ou presque ne l’a remarquée. C’est Bob Dylan en personne qui la fait vivre sur scène, puis John Cale, et enfin Jeff Buckley, qui en a signé la version définitive au début des années 90 et en a fait une sorte d’équivalent d’Imagine de John Lennon. Mais c’est bien Leonard Cohen qui a composé cet hymne au titre universel : Hallelujah.

Hallelujah, magnifique symbole de la seconde carrière de Leonard Cohen qu’il entame à plus de 50 ans. Après avoir touché le fond, le poète est réhabilité et, il faut le dire, notamment grâce au magazine français Les Inrockuptibles, dont l’album de reprises de Cohen I’m Your Man, avec des invités de prestige comme REM ou Lloyd Cole, a connu un retentissement international.

Entre 1988 et 2016, le Canadien va publier huit albums, tous célébrés par un public fervent. Cohen devient en quelque sorte le doyen des dandys, chapeau, costume sombre, élégance de l’apparence, élégance du propos. Et puis cette voix caverneuse, sans espoir mais pas sans ironie, dont il a usé jusqu'au bout, le 7 novembre 2016, victime d’une leucémie à 82 ans. Son fils, Adam Cohen, l’ancien minot de Bonnieux, perpétue son souvenir tout en menant avec succès sa propre carrière.