Le festival de l'île de Wight, 50 ans après : le second Woodstock de Ten Years After

Ten Years After
Ten Years After réitère l'exploit de Woodstock à l'Île de Wight. © Capture d'écran YouTube
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Jean-François Pérès
Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans ce septième épisode, retour sur le concert mythique de Ten Years After.

Le festival de l'île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce mardi, les Ten Years After au sommet de leur gloire.

Un concert qui électrise la foule

En 1970, les Ten Years After sont des musiciens phénomènes célébrés dans le monde entier depuis leur apparition à Woodstock, un an auparavant. Car cette nuit-là, après un orage, il faisait froid, les spectateurs étaient transis. Cela change à l’apparition de ces quatre Anglais aussi hirsutes que déchaînés. Une centrale électrique dans chaque main et dix minutes d’un boogie furieux en forme d’hommage aux pionniers du blues et du rock.

Avec le morceau I’m Going Home, le groupe va gagner sa place in extenso dans le film-événement du festival. Cela change à jamais la carrière et la vie de ces gars de Nottingham. "C’est le moment où on a vu des filles de 14 ans débarquer à nos concerts avec des cornets de glace", s’amusera plus tard leur guitariste prodige nommé Alvin Lee. "Je me demanderai toujours ce qu’il se serait passé pour nous si nous n’avions pas figuré dans le film de Woodstock", répétait-il souvent.

Ainsi, le dimanche 30 août 1970, Ten Years After réédite son époustouflante prestation de Woodstock sur l’Ile de Wight, notamment avec un vieux morceau, qui date de 1928, du bluesman Blind Willie Johnson repris dans leur premier album : I Can’t Keep From Crying Sometimes.

Des débuts timides…

Un peu à l’image des Who, Alvin Lee et ses partenaires parachèvent leur triomphe sur leurs terres, là où tout avait commencé quatre ans plus tôt, en 1966, date de la formation du groupe. Ten Years After, un drôle de nom en hommage à Elvis Presley, idole du guitariste, qui avait percé dix ans plus tôt, en 1956. On est alors très loin du heavy blues ou du hard rock qui va faire le succès du quatuor. Avec un répertoire de reprises de standards, Ten Years After écume depuis des années sous le nom de Jaybirds les bars et les petites salles de concerts, en Angleterre comme en Allemagne.

Dès 1962, on le retrouve dans les clubs glauques de Hambourg à courir le cachet, quelques jours à peine après le retour au pays d’un groupe alors inconnu nommé The Beatles. Les conditions de vie sont dégradantes. Leurs voisins sont des prostituées, des maquereaux ou des dealers, mais à cette rude école, à raison de plusieurs concerts par jour, ils vont gagner une cohésion et une virtuosité qui va rapidement épater les suiveurs. Ten Years After sort son premier album en 1967 : un disque de blues teinté de jazz, assez académique, qui souffre de la comparaison avec l’explosion psychédélique de l’époque, Sergent Pepper’s des Beatles en tête.

… avant l'explosion sur scène

C’est sur scène que le quatuor va faire la différence, dès sa première tournée aux États-Unis. Bill Graham, le mythique patron des Fillmore, salles de concerts dédiées au rock, cherche des groupes anglais pour prendre la suite de Cream ou de Jimi Hendrix. Ten Years After est embauché pour un mois et demi. Alvin Lee se révèle un guitariste et un showman impressionnant aux côtés du bassiste Leo Lyons, littéralement possédé, qui maltraite ses cordes tout en jouant les derviches. Derrière, Ric Lee le batteur et Chuck Churchill l’organiste tentent de maintenir à flot ce bateau ivre. Le public plébiscite ces inconnus.

À la grande surprise d’Alvin Lee, "la plupart des Américains ne connaissent rien au blues. "On nous prend pour des révolutionnaires alors que nous ne sommes que des Anglais qui recyclent leur propre héritage." Au fil des mois, les disques s’enchaînent, le son se radicalise, le succès grandit, jusqu’à l’explosion planétaire de Woodstock. Il faut maintenant capitaliser et vite. L’album Cricklewood Green arrive au printemps 1970. Il se place 4e en Angleterre, le meilleur classement du groupe et lui son plus grand hit, Love Like a Man.

Alvin Lee, une star trop brillante…

À la grande amertume des autres membres du groupe, Alvin Lee attire sur lui toutes les lumières, et la maison de disques l’assume totalement : elle tient "sa" star et ne veut plus la lâcher. Avec sa bouille d’adolescent bougon, Alvin Lee compose tous les morceaux du groupe. Il en est aussi le chanteur, mais c’est surtout le "guitar hero", comme on dit à l’époque, qui électrise les foules.

On cherche alors qui de Jimmy Page, Eric Clapton, Jimi Hendrix, Jeff Beck ou encore Pete Townsend est le meilleur guitariste. Le soliste de Ten Years After est clairement dans la compétition. On l’affuble de plusieurs surnoms : Captain Speedfingers aux USA, le guitariste le plus rapide du monde en France. Une arme à double tranchant pour ce musicien introverti qui va progressivement se renfermer sur lui-même. 

… victime de son succès

En plein tourbillon de gloire, de concerts et de fêtes, Alvin Lee monte désormais sur scène la boule au ventre. Il déteste les salles gigantesques dans lesquelles il doit désormais se produire. Il ne voit plus le public, juste les services d’ordre zélés et les barrières. Il a aussi le sentiment d’être devenu une bête de foire. "Même quand je fais n’importe quoi avec la guitare, ils m’acclament", se désole-t-il.

Dans ces conditions, la fin du groupe est proche. Alvin Lee se cache derrière la fumée permanente de marijuana qui l’accompagne désormais. Les autres musiciens ne lui parlent quasiment plus. Heureusement, il y a encore le studio, où le guitariste a la sensation de pouvoir produire autre chose que le numéro de virtuose de la six-cordes qu’on lui réclame chaque soir. Les albums qui suivent sont forcément plus dilués, plus expérimentaux, mais ils contiennent encore quelques perles pour les amoureux du genre, comme Convention Prevention, tiré de Rock and Roll Music To the World, sorti en 1972.

L'esprit du groupe s'est envolé

Le chant du cygne aura lieu deux ans plus tard, avec un ultime album, le mal nommé Positive Vibrations qui est sans doute le moins inspiré du groupe. Ten Years After se séparera juste après. Alvin Lee avait déjà la tête ailleurs : un album solo et un en duo avec un chanteur de gospel. Il est alors trop heureux de lâcher les feux de la rampe pour redevenir un musicien avant tout et ne plus être réduit à la vitesse de ses solos. 

Alvin Lee demeurera partagé entre la reconnaissance d’un public fervent et la lassitude des clichés qu’il aura traîné toute sa vie comme des boulets. Sans compter les reformations de Ten Years After avec ou sans lui, ce qui est quand même un comble. Alvin Lee est décédé en 2013. Les trois autres musiciens sont toujours en vie et se produisent sous le même nom avec un jeune guitariste. Leur liste de concerts s’étend jusqu’à l’été 2021, mais en dehors de l’effet nostalgie, l’esprit du groupe s’est envolé il y a déjà bien longtemps.