Comment nos données téléphoniques pourraient aider à freiner la propagation du coronavirus
Emmanuel Macron a sollicité l'avis de chercheurs et de médecins sur l'intérêt d'utiliser la géolocalisation pour freiner la propagation du coronavirus. Dans le même temps, Orange s'allie avec l'Inserm pour mener une première étude des flux de population à l'échelle nationale. Deux initiatives qui font naître un débat aux nombreuses ramifications.
"CARE" : ça veut dire "soin" en anglais, mais c’est aussi l’acronyme du "Comité analyse recherche et expertise". Ce groupe de 12 chercheurs et médecins, rattachés directement à l’Élysée, a été mis sur pied mardi pour conseiller le gouvernement sur la gestion de l’épidémie du coronavirus . Sur l’aspect médical, bien sûr, mais aussi, et c’est plus intriguant, sur l’utilisation des données de nos téléphones portables pour endiguer la propagation. Est-ce possible ? Et comment ? Europe 1 a enquêté... et ce n'est pas de la science-fiction.
Des données anonymisées
Une première expérimentation vient de débuter en France sous la forme d'un partenariat entre l’Inserm, l’Institut national pour la recherche médicale, et Orange. Concrètement, Orange transmet à l’Inserm les données de géolocalisation des téléphones de ses clients. Celles-ci sont collectées automatiquement à chaque fois que l'on se connecte sur son téléphone via les 50.000 antennes relais qui maillent le territoire.
Ces données sont complètement anonymisées, rien de plus que des points sur une carte, et sont d’ailleurs déjà utilisées par les collectivités locales en période estivale à des fins touristiques. En effet, en suivant les flux de population sur plusieurs années, on peut déterminer plus facilement les besoins en matière d'hôtellerie, de restauration, de loisirs, ou encore de guides pour les touristes étrangers.
Surveiller la population pour soulager les hôpitaux
Quel rapport avec la lutte contre le coronavirus ? Les données de géolocalisation d’Orange, qui équipe 40% des Français et est donc le seul opérateur à en avoir une masse suffisante, vont être extrapolées pour déterminer où sont précisément les gens en France actuellement. En récupérant les données aujourd’hui, on peut les comparer avec celles récoltées avant le confinement et savoir précisément, par exemple, où sont partis se réfugier les habitants des grandes villes.
Ensuite, l’Inserm va croiser ces données avec plusieurs facteurs médicaux liés au Covid-19 : les principaux foyers d’infection, la vitesse de propagation du virus mais aussi la capacité d’accueil des hôpitaux. Ça va prendre du temps, les données sont seulement en train d’arriver et l'analyse durera plusieurs jours. Mais une fois passées à la moulinette de l’Inserm, ces données pourraient permettre d'ajuster les effectifs des personnels soignants pour les déplacer là où on en aura le plus besoin.
Par exemple : s'il y a plus de monde en Normandie que d'habitude, et que le virus frappe fortement la région, il y a de fortes chances que les centres de soins soient rapidement débordés. Au lieu de parer au plus urgent comme dans le Grand Est , une crise similaire pourrait, avec ces données, être anticipée et traitée en amont.
La CNIL fixe des limites
On le sait, la question des données est très sensible en France. En ce qui concerne le partenariat entre Orange et l’Inserm, il n'y a, a priori, pas de souci puisque les données anonymisées respectent le Règlement général pour la protection des données (RGPD). Dans une note rendue publique mercredi, la CNIL, le gendarme du numérique, estime ainsi que dans ce genre d'étude, "pour limiter l’impact sur les personnes, il convient de privilégier le traitement de données anonymisées".
Mais le CARE, le comité de chercheurs, a pour mission d’aller plus loin. Il doit conseiller le gouvernement sur "l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées". Le "backtracking", c'est son nom, consiste à étudier la pertinence de l’utilisation des données pour suivre non plus des masses anonymes de gens, mais précisément les personnes infectées par le coronavirus et celles qui les ont côtoyées, par exemple au moyen d'une application.
La CNIL a d'ores et déjà posé des limites en affirmant qu'un suivi individuel "devrait reposer sur une démarche volontaire de la personne concernée". Et si la France souhaitait aller plus loin et se passer du consentement des personnes concernées, "une intervention législative s’imposerait". "Il faudrait alors s’assurer que ces mesures législatives dérogatoires soient dûment justifiées et proportionnées (par exemple en termes de durée et de portée)", souligne la CNIL.
Une piste de réflexion très sensible
L'idée d'un suivi individuel est pour l'instant une simple piste de réflexions parmi d'autres. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, s'est dit à l'Assemblée, "pas convaincu à titre personnel" par cette méthode. Même son de cloche du côté de sa collègue Frédérique Vidal, qui a indiqué qu'aucun projet d'utilisation du numérique pour faire appliquer strictement le confinement n'était à l'étude. "On n'en est pas à ce stade-là", a déclaré la ministre de la Recherche et de l'Enseignement supérieur.
"La Corée du sud ne se contente pas uniquement de tester les personnes. Elle a généralisé le tracking des données personnelles."
— eric bothorel ⌨️ (@ebothorel) March 24, 2020
Comme @olivierveran , je ne suis pas favorable à nous ruer sur la collecte de datas et au tracking de masse. #COVID19 #DirectAN #GDPR pic.twitter.com/37KQcLUcj5
D'après nos informations, certains membres du conseil scientifique mis en place par le gouvernement depuis le début de la crise, pousseraient pour mettre en place ce "traçage" des malades et de leurs proches. On se montre en revanche plus prudent du côté du gouvernement. Le dossier est bel et bien sur la table à l'Élysée mais rien de concret n'a été engagé, nous assure-t-on.
D'Israël à la Chine, des initiatives controversées
Pourtant, cette idée de suivi individuel ne sort pas de nulle part. Comme l'a indiqué le secrétaire d'État au numérique Cédric O, la France a des échanges à ce sujet avec "de nombreux pays". À l'étranger, certains sont en effet déjà allés beaucoup plus loin que la France en matière d'utilisation des données. En Israël par exemple, les citoyens sont surveillés à leur insu. Les services de renseignement utilisent les données de géolocalisation des téléphones pour contrôler les déplacements, voire ordonner à certaines personnes suspectées d’être infectées par le coronavirus de se confiner.
Autre technique : en Chine, à Singapour et en Corée du Sud, le gouvernement a mis en place une application. Les citoyens doivent y renseigner chaque jour leurs éventuels symptômes et indiquer qui ils ont côtoyé récemment. Et en fonction des résultats, ils sont autorisés à sortir ou bien fermement invités à rester chez eux. Cette méthode a fait ses preuves à Singapour, où le coronavirus a été bien contenu. Mais elle entraîne aussi des dérives. En Chine, la police a accès à ces données. Si quelqu’un ne respecte pas le confinement, il est donc interpellé et sanctionné immédiatement.
Si ce n'est pas la réponse envisagée en Europe actuellement, l'UE tente malgré tout de s'organiser à son échelle. Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, a invité les principaux opérateurs du continent (Orange, Vodafone, Deutsche Telekom, Telecom Italia...) à agréger leurs données de géolocalisation, toujours anonymisées, pour faciliter le travail des épidémiologistes.