Jean Viard 2:39
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Mathilde Durand , modifié à
Jean Viard, ​sociologue et directeur associé au Cevipof-CNRS, s'intéresse à la société confinée. Pour le sociologue, cette crise sanitaire pourrait changer nos sociétés : rapport au temps, à la nature, au futur, aux agriculteurs. Il décrypte la situation lundi sur Europe 1. 
INTERVIEW

Après presque un mois de confinement pour cause de coronavirus, le président de la République, Emmanuel Macron, s'apprête à annoncer un prolongement de ces mesures, lors d'une allocution lundi soir. L'incertitude autour de la date de fin de ces restrictions strictes de déplacements demeure une importante source de stress pour la population. Les Français ont changé leur mode de vie, leurs relations avec leurs proches. Jean Viard, ​sociologue et directeur associé au Cevipof-CNRS, raconte le visage de la société confinée sur Europe 1. 

Un "temps nouveau"

"Non seulement on est confiné, mais on ne sait pas vraiment où on va. Je crois que personne ne le sait vraiment. Y compris individuellement, on est un peu prudent", analyse le sociologue. "On a fait un mois en famille, en couple, c'est fragile. On marche un peu sur des œufs quand même. Au niveau personnel, intime, ce n'est pas facile et nous n'avons pas d'horizon."

"On invente un temps nouveau", assure Jean Viard, qui a travaillé sur les premiers congés payés en 1936. A l'époque, les classes populaires avaient eu peur de ces quinze jours non-travaillés. Si l'isolement et les restrictions de circulation sont des expériences sociales déjà éprouvées par certains prisonniers, malades, la situation d'un confinement simultané d'une partie du monde est quant à elle inédite. "On a été surpris et cela fera parti des éléments d'organisation des sociétés", décrypte-t-il. 

Un futur à créer 

"Est-ce qu'il y aura une crise économique ? Est-ce qu'on va arriver à ce que ce monde soit un peu plus solidaire, égal ? Est-ce qu'on va arriver à ce que cette tragédie nous permette des actions un peu plus positives ? Ou au contraire des affrontements terribles ?", s'interroge le sociologue.

"On n'avait plus de commun, plus de futur. On vivait dans une époque où les gens rêvaient du passé", évoque Jean Viard. "Le futur, c'était le réchauffement climatique, des inégalités... On n'avait pas de représentations du futur. Là, quelque part, on a retrouvé un 'commun', même si c'est un commun de guerre, pour reprendre les mots du président. On se serre les coudes, on est solidaires pour ceux qui se battent." Le confinement serait vécu comme "une petite punition" par rapport aux personnels soignants et aux professions en première ligne.

La question désormais est : quoi faire de ce commun ? Le sociologue met en garde : après les grandes ruptures historiques - tels que les conflits mondiaux -, les choix n'ont pas été plus solidaires : nazisme, guerre froide. "Il y a de la collaboration et la montée des frontières. Tout reste encore ouvert, cela va dépendre de ce que l'on choisira. La porte est ouverte mais elle peut s'ouvrir du mauvais côté."  

Une guerre future contre le réchauffement climatique 

Pour le sociologue, l'emploi du mot guerre dans cette lutte contre le virus n'est pas choquant. "Dans toute société, il y a normalement une culture de la paix, une économie de la paix... et en même temps, on doit se préparer à la guerre. Nous, on ne s'est préparé que par l'armement et on a oublié l'essentiel : le soin des populations. D'une certaine façon, cette lutte contre le virus, l'idée qu'un virus peut déstructurer une économie, une société hyper technique, cela nous rend humble et cela nous rappelle que le conflit doit être anticipé en période de paix."

Pour lui, cette tragédie est également une leçon d'humilité face à notre environnement. "Cela nous prépare à l'idée de la guerre gigantesque à mener contre le réchauffement climatique. L'homme n'est pas maître et possesseur de la nature. Je pense que l'on est en dialogue avec la nature, on en fait partie, on est une espèce parmi les espèces. On est tellement puissant qu'on a tendance à l'oublier mais notre puissance a une limite : la nature a une vie autonome", souligne Jean Viard. "On n'a peut-être pas respecté la nature comme elle le méritait et elle est en train de se révolter." 

Un rapport différent aux agriculteurs, à l'espoir 

Proche du monde agricole, le sociologue Jean Viard voit cette épidémie comme l'occasion pour les agriculteurs de "prendre le virage". Renouer un contrat de confiance avec la population, qui se rend compte de leur utilité dans la société, en échange d'un autre modèle de production, moins polluant. "L'agriculture est un enjeu majeur de nos sociétés, c'est l'enjeu du futur. Cela nourrit, cela habille, cela capte l'énergie, cela tient les sols : c'est le cœur d'une société post-industrielle. Mais pour cela, il faut que le monde agricole se dise : 'on nous aime plus, profitons en pour changer plus vite'". 

"On dépense une énergie énorme pour qu'il n'y ait pas trop de morts. On compte tous les jours les morts, on ferait mieux de compter les survivants. On est déjà à 100.000 morts sur la planète, c'est gigantesque, mais il faut rappeler qu'en France, 50.000 personnes meurent par mois", pointe le sociologue pour donner un ordre de grandeur, tout en rappelant la tragédie actuelle. "Il y a une force de vie et de mort qui se battent", conclut Jean Viard. "Il faut voir les deux".