La France va dépasser la barre symbolique des 100.000 morts de l'épidémie de Covid-19. Derrière ce chiffre se trouvent souvent des familles qui ne peuvent faire leur deuil, faute d'avoir pu voir une dernière fois leur proche. Les cimetières, eux, doivent s'organiser face à la pression. D'autant que le nombre de morts pourrait être plus important que le décompte de Santé publique France.
Un bilan très lourd, et une barre symbolique. La France s'apprête à dépasser les 100.000 morts dus Covid-19 depuis le début de l'épidémie, alors qu'une troisième vague frappe le pays, selon les données de Santé publique France. Malgré la violence de la première lame (près de 30.000 morts entre mi-mars et mi-mai 2020), la grande majorité des décès sont survenus depuis fin octobre (environ 65.000), conséquence d'une deuxième vague qui ne s'est jamais arrêtée. Mais derrière ce décompte des décès journaliers, se cachent souvent la détresse de proches, qui n'ont pu faire leur deuil.
"Tout lui a été volé : Les obsèques qu'il aurait dû avoir, le recueillement qu'on aurait dû avoir"
Michel avait 62 ans lorsqu'il a été emporté par la maladie en avril dernier. A l'époque, il n'y a ni masques, ni protections : ses proches ne peuvent s'approcher de son corps. "On n'a pas revu mon frère, on n'a pas choisi le cercueil, il n'a pas eu de cérémonie", confie avec émotion Louise sur Europe 1. "Tout lui a été volé : Les obsèques qu'il aurait dû avoir, le recueillement qu'on aurait dû avoir"
Elle n'arrive toujours pas à réaliser la disparition de son frère. "Je vois son nom sur une pierre tombale mais je n'arrive pas regarder cette pierre tombale", explique-t-elle, regrettant de ne pas avoir pu lui dire adieu. "Il y a des gens qui décèdent à l'hôpital, qui ne peuvent pas revoir la famille. C'est terrible. On ne peut pas laisser les gens sans au-revoir".
"Les conséquences de ces deuils impossibles vont assez loin"
De nombreux proches de disparus se trouvent "dans des chagrins et des désespoirs sévères, parce qu'ils n'ont pas pu accompagner, dire au revoir et n'ont pas pu constater la mort, ce qui est très important pour faire son deuil", décrypte Marie de Hennezel, psychologue, auteur de L'Adieu Interdit aux Éditions Plon, sur Europe 1. Elle dénonce les consignes sanitaires, "sans fondement juridique", données à l'époque et la peur qui a conduit certaines familles à ne pas oser aller dire adieu à leurs proches décédés. "Ça introduit une culpabilité parce que ceux qui n'ont pas osé savent que d'autres ont osé et ils s'en veulent, ne se le pardonnent pas", explique-t-elle. "Quand on ne se pardonne pas quelque chose comme ça, on s'interdit de vivre, on s'interdit d'être heureux. Les conséquences de ces deuils impossibles vont assez loin."
Dans son ouvrage, elle incite les "endeuillés" à exprimer leurs émotions : le chagrin, la colère, la culpabilité à travers des rituels. "Par exemple autour d'une photo, d'une bougie, organiser un rituel dans lequel on s'adresse à la personne en lui disant ce qu'on aurait aimé lui dire, s'excuser aussi parce qu'il y a beaucoup de culpabilité", indique-t-elle.
Une reconnaissance nationale importante
Mercredi, le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a assuré que le temps de l'hommage et du deuil viendrait pour "la Nation". Une étape importante pour la reconstruction des familles de victimes, insiste Marie de Hennezel. "Sur le plan collectif, ça aidera. Je pense que ça fera du bien aussi à toutes ces familles qu'il y ait une reconnaissance", confie-t-elle. "Je ne comprends pas d'ailleurs qu'on n'en ait pas eu l'idée plus tôt. Il y a eu une forme de mépris. Il y a le sentiment qu'on n'a pas pris au sérieux, qu'on n'a pas pris la mesure de ce qui s'était passé."
"Une des clés pour retrouver la résilience, c'est vraiment cette reconnaissance de la souffrance, du deuil impossible. Je crois aussi qu'il faut s'engager pour que ça ne se reproduise pas", insiste la psychologue.
Les morts invisibles
Car la reconnaissance de la disparition de près de 100.000 personnes est aussi une étape importante pour soigner un traumatisme national. D'autant que les chiffres pourraient être encore plus lourds. Selon un comptage réalisé par l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), des décès échappent au radar des autorités sanitaires. "Mes calculs montrent que le nombre de décès avec une mention du Covid devrait être de l'ordre de 117.000, soit 17.000 de plus que les 100.000 annoncés par le décompte de Santé publique France", indique Jean-Marie Robine, directeur de recherche, épidémiologiste et démographe, qui explique ces "morts invisibles".
"La plus grosse partie de ces morts invisibles, sont d'abord ceux qui sont morts à domicile chez eux parce qu'il n'y a aucune surveillance au quotidien de la mortalité à domicile. L'autre explication, c'est que Santé publique France ne couvre que 'les secteurs actifs' de l'hospitalisation, c'est-à-dire les services de soins critiques", poursuit le chercheur. "Par contre, Santé publique France n'a aucune visibilité sur ce qui se passe dans les USLD, c'est à dire les unités de soins de longue durée. Ça représente 3.000 lits en France et c'est là que finissent les gens qui sont les plus fragiles, les plus dépendants". Selon lui, c'est un angle mort de la surveillance épidémiologique.
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Les cimetières s'adaptent
Ce cap symbolique des 100.000 morts, selon Santé publique France, cache aussi un défi logistique pour les cimetières français contraints de s'adapter à la situation sanitaire et à un afflux de décès. A Amiens, le cimetière Saint-Pierre compte 10.000 tombes, deux nécropoles militaires et un carré musulman. En 2020, il a fait face à 20% d'enterrements en plus.
Dans les larges allées arborées, des lapins gambadent pendant qu'une cérémonie se déroule. "C'est la dernière tombe disponible", explique Lydéric Louette, qui gère les cimetières de la ville. Il vient d’aménager un nouvel espace pour enterrer les morts : le dernier bout de terrain dans l’enceinte du cimetière. "On a cette plaine qui nous permet de recréer environ 500 emplacements. Il va y avoir la création de deux caveaux provisoires, d'allées : tout sera engazonné", décrit-il.
La surmortalité liée à la pandémie a bouleversé les rites religieux, explique Olivier Jardé, adjoint au maire délégué à l'état civil. "Le carré musulman était à saturation et le carré juif aussi. Beaucoup souhaitaient se faire inhumer dans leur pays d'origine, mais actuellement, ce n'est pas possible", indique-t-il. "Tout est bloqué et donc il y a une gestion de l'espace avec une poussée importante du nombre de décès, malheureusement." Les crémations ont aussi connu une hausse et représentent 38% des décès cette année, contre 1% en 1980. Un nouveau columbarium doit être installé dans les prochains mois.