Le chef d’œuvre de l’été 1857 : L’histoire des "Fleurs du mal" de Baudelaire

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Pendant l'été, chaque week-end, Laure Dautriche vous raconte l'histoire d'un chef-d'œuvre qui a été créé pendant un été. Ce samedi, "Les Fleurs du Mal" de Charles Baudelaire.

"Les chefs-d'oeuvre de l'été", avec Laure Dautriche. Vous nous parlez aujourd'hui d'une oeuvre majeure de la littérature : les Fleurs du Mal de Baudelaire, publiées à l'été 1857. Et qui alors fait scandale.

C'est un petit recueil de vers d'un auteur qui est alors peu connu du public, écrit par un certain Charles Baudelaire. L'un de ses amis édite le livre à 1300 exemplaires. Il y a mis toute son énergie, toute sa chair pour traduire le mieux possible dans ces poèmes ses propres sentiments et ses sensations. Mais très vite, dès la parution au début de l'été 1857, la presse s'acharne. Le journal Le Figaro écrit un article auquel Baudelaire ne s'attend pas : "Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d'immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit."

Quant à la direction générale de la Sûreté publique, l'équivalent du ministère de l'Intérieur, un rapport confidentiel indique que Les Fleurs du Mal sont un outrage aux mœurs, à l'Eglise, et presque à la patrie. Prévoyant l'orage, Baudelaire écrit à son éditeur : Vit, cachez mon livre. Cachez bien toute l'édition". Trop tard : la machine judiciaire est en marche. le ministre de l'Intérieur demande au procureur général d'engager des poursuites. Cette première édition n'a pas le temps d'exister longtemps, moins de 2 mois après la parution des Fleurs du Mal, vient déjà l'heure du procès. Sont mis en cause six poèmes, parmi les plus sulfureux du recueil, que le procureur tente de faire interdire au nom de la morale publique. Parmi ces poèmes, il y a "Le Bijoux", jugé obscène à l'époque. 

Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté,

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

 

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Pour troubler le repos où mon âme était mise,

Et pour la déranger du rocher de cristal

Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Nous sommes en plein Second Empire sous le régime autoritaire de Napoléon III. Les écrivains sont régulièrement victimes de la censure. Gustave Flaubert par exemple, venait tout juste 6 mois plus tôt, au début de l’année 1857, d'être confronté à un procès pour son Madame Bovary, poursuivi pour "outrage à la morale publique et religieuse". Et il avait été acquitté. Baudelaire pense que ce sera la même chose pour lui.

Mais ce ne sera pas le cas. Et ce sont les arguments du journal Le Figaro qui sont repris par la justice, au moment de la condamnation des Fleurs du Mal.

Oui exactement. Affolé, ne se sentant pas du tout coupable, Baudelaire cherche un avocat célèbre pour le défendre. Il pense à un avocat en particulier, mais celui-ci se dérobe et donne le dossier à fils, pour qu'il défende Baudelaire. Pour se réconforter, il veut croire que certains de ses confrères écrivains le défendront ? Presque aucun de ses supposés partisans ne lèvera le petit doigt. Le 20 août 1857, Baudelaire se présente au Palais de Justice, qui a accueilli avant lui tant de voyous et d'escrocs. Le procès ne censure pas le recueil complètement, mais Baudelaire est condamné pour "outrage à la morale". Baudelaire doit supprimer 6 poèmes sur les 100 que compte le recueil. Le gros problème à l'époque, c’est l’érotisme qui est affiché et les poèmes qui mettent en avant le sadisme, le désir de faire mal à l'autre. Un thème présenté sans détour dans le poème "À celle qui est trop gaie". 

"Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l'heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,

Et faire à ton flanc étonné

Une blessure large et creuse.

Mais Baudelaire réagit de façon surprenante, il fait retirer son recueil tout entier ?

Oui, retirer 6 poèmes sur 120, pour Baudelaire, c’est le drame absolu. C’est déséquilibrer tout son recueil. C'est le mutiler. Pour lui, la structure des Fleurs du Mal est travaillée, équilibrée. Si on enlève 6 pièces, tout s'écroule à ses yeux. Alors il décide de le retirer complètement. Et mettra quatre ans à refaire les Fleurs du Mal.  A la fin de cet été éprouvant, après cette condamnation en plein mois d’août, il obtient dix jours plus tard le soutien d’un de ses prestigieux collègues : Victor Hugo. Pour le féliciter d’avoir été condamné par la justice de Napoléon III, Victor Hugo écrit à Baudelaire "Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles". Un peu plus tard, il dira que ce recueil de poèmes apporte un frisson nouveau à la littérature. En réalité, il semble moins attaché à défendre le poète qu'à fustiger la justice impériale. Quant à Baudelaire, la Cour de Cassation le réhabilitera en 1949, en annulant le jugement. Quatre-vingt-douze ans après le procès des Fleurs du Mal.