La série Game of Thrones, qui fête ses dix ans, a marqué l'histoire de la télévision et des plateformes de streaming. 1:25
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Il y a dix ans jour pour jour sortait le premier épisode de la série "Game of Thrones", devenue depuis un véritable phénomène culturel, qui a attiré des millions de spectateurs à travers le monde. Un succès qui s'explique par les moyens accordés à l'œuvre, certes, mais aussi sa capacité à être arrivée au bon endroit au bon moment.
DÉCRYPTAGE

Toutes les séries doivent finir. Mais certaines laissent plus de traces que d'autres. Lorsque Game of Thrones a dévoilé son dernier épisode, en mai 2019, après huit saisons de déchirements familiaux, de batailles épiques et de bains de sang, la série de fantasy, adaptée d'un roman de George R. R. Martin, avait déjà marqué l'histoire télévisuelle par le nombre de records battus. Celui de la série la plus chère jamais produite (jusqu'à 15 millions de dollars par épisode lors de la saison 8), de la plus regardée (44,5 millions de téléspectateurs américains en moyenne), de la plus piratée (jusqu'à 1 milliard de vues en toute illégalité sur un seul épisode à travers le monde). Dix ans jour pour jour après la diffusion du début des aventures du royaume de Westeros, sur le trône duquel sept familles tentent de finir, Europe 1 revient sur ce phénomène mondial.

Une grande ambition visuelle

Il est tentant, d'abord, d'attribuer le grand succès de Game of Thrones à sa non moins grande ambition visuelle. La chaîne qui a produit la série, HBO, avait déjà donné dans le grandiose en 2005 avec Rome, l'une des toutes premières super-productions pour le petit écran. L'adaptation des romans de Martin avait très clairement pour objectif d'aller plus loin. Et cela a fonctionné : des scènes impressionnantes, notamment de batailles, resteront dans les mémoires pour longtemps. "Game of Thrones a prouvé que le cinéma pouvait être concurrencé par un autre média assez proche, la série", résume Nicolas Allard, professeur agrégé de lettres modernes et auteur de L'univers impitoyable de Game of Thrones (éd. Armand Colin).

Mais tous les triomphes culturels, quels qu'ils soient, sont surtout une question de timing. Rien ne sert d'avoir une bonne œuvre, il faut qu'elle arrive à point. Pour Nicolas Allard, les planètes se sont alignées pour la sortie de Game of Thrones, diffusée quelques années après l'adaptation du Seigneur des Anneaux de Tolkien au cinéma. "Tout l'intérêt pour la fantasy a commencé à revenir de manière importante après le succès des films de Peter Jackson", note ce spécialiste de pop culture. Avec ses dragons, ses Marcheurs Blancs et sa sorcière rouge, Game of Thrones a pu surfer sur la vague… tout en proposant quelque chose de nouveau.

"Élargir le public de la fantasy au-delà des geeks"

Car la fantasy de Martin n'est pas celle de Tolkien. "Pendant longtemps, le genre s'est adressé surtout à un public assez masculin. Dans Game of Thrones, on a plusieurs personnages féminins très divers, ce qui a permis à la série d'élargir le public de la fantasy au-delà des geeks", analyse Nicolas Allard. Les manigances expertes de la reine Cersei, le caractère intrépide de la jeune Arya ou de la mère des dragons, Daenerys, ainsi que l'écriture très fine de la princesse Sansa, injustement sous-estimée, ont ainsi largement compensé le goût parfois malsain de la série pour la violence en général, et celle faite aux femmes en particulier. Pour Nicolas Allard, la série a donc "réussi à intéresser beaucoup de femmes, mais aussi des personnes issues de générations différentes, qui n'étaient pas forcément de celle du Seigneur des Anneaux".

Par ailleurs, le spécialiste voit dans la dimension politique prise de la série l'une des clefs de son succès. De fait, les premières saisons, notamment, sont marquées par de passionnants dialogues ciselés sur l'art de conquérir le pouvoir, de le garder et de mieux manipuler son prochain pour le lui enlever. "Dans plusieurs épisodes, l'intérêt se trouve dans l'interaction entre les personnages, les manigances, les manipulations politiques", souligne Nicolas Allard. "C'est cette dimension qui a plu à beaucoup de gens." Ce n'est pas un hasard si le personnage de Tyrion Lannister, un nain qui s'illustre plus volontiers dans les joutes verbales que les combats armés, est l'un des personnages préférés des fans. Outre son goût pour la boisson, c'est bien son extraordinaire sens politique qui plaît.

Une vision de la politique inscrite dans son époque

Cette dimension politique dans Game of Thrones participe de la popularité de la série pour deux raisons. D'abord parce que cela rend son monde imaginaire bien plus réaliste et proche de nous que celui, par exemple, de Tolkien. "Chez Tolkien, le mal est essentiellement incarné par des créatures extérieures à l'humanité. Le mal n'est pas propre à l'humain ou, du moins, l'humanité peut s'unir pour vaincre le mal", développe Nicolas Allard. "Chez Martin au contraire, le mal émane de l'humanité. Les principaux antagonistes sont des Marcheurs Blancs, c'est-à-dire une armée composée de morts. Autrement dit, les êtres humains dans cette société très violente se voient opposer, à terme, leur propre violence." 

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Ensuite, cette vision extrêmement noire de la politique a rencontré une attente de la société. Pour Nicolas Allard, le début du 21e siècle se caractérise, dans les sociétés occidentales, par une remise en cause de la politique et de ceux qui la font. "Et justement, Games of Thrones correspondait à cette nécessité de décrypter la politique, dans ses actes comme ses rouages." Le professeur prend pour preuve les succès d'autres productions télévisuelles sur le même sujet, au niveau international (House of Cards) ou national (Baron Noir, Borgen).

Pour lui, ce n'est pas non plus un hasard si la fin des aventures sur Westeros ont été si critiquées par les fans. "Cette dimension politique, traitée avec beaucoup de finesse et de subtilité, est passée à la trappe. On s'est beaucoup plus focalisé sur une dimension épique." Et le sort réservé aux personnages de Daenerys ou Cersei, qui n'ont, dans les dernières saisons, plus du tout fait montre de leurs compétences stratégiques, n'a pu que confirmer ce regrettable renoncement.

Une expérience individuelle devenue collective

Enfin, il est impossible d'analyser le succès de Game of Thrones sans tenir compte des évolutions des usages numériques. La consommation de série a explosé au 21e siècle et l'essor du streaming, ainsi que celui du piratage, ont grandement contribué à la popularité du programme. Parce qu'il se fait quand on le veut (ou le peut) depuis son canapé, le visionnage d'une série est par essence une activité individuelle, quand le fait d'aller au cinéma à un horaire défini, avec d'autres personnes que soi présentes dans la salle, est une expérience collective. Avec Game of Thrones, cette différence a été, temporairement, partiellement, abolie. 

Les spectateurs américains avaient tous rendez-vous le dimanche soir sur HBO ou d'autres plateformes pour assister à ce qui est devenu l'équivalent d'une grand-messe télévisuelle. En France, la diffusion de chaque épisode est devenue un petit événement, avec chacun sa stratégie : regarder dans la nuit ou attendre le lundi soir, en slalomant entre tous les "spoils" potentiels sur Internet. "Les plateformes de streaming ont permis de se constituer en expérience collective", résume Nicolas Allard. "Et les réseaux sociaux ont permis d'échanger assez directement et rapidement." Les images de Daenerys, Hodor et les autres sont devenus des mèmes humoristiques, Game of Thrones s'est hissé chaque lundi dans les "top tendances" sur Twitter.

Qui pour succéder à Game of Thrones ?

Et c'est bien parce que le succès de la série s'explique par une conjonction de tous ces facteurs, souvent imprévisibles, qu'il est impossible aujourd'hui de dire si l'expérience se reproduira. HBO a bien essayé, annonçant par exemple Westworld comme la série qui allait succéder à l'adaptation des romans de Martin. En vain, malgré une première saison d'une qualité incroyable. Depuis, aucune autre série n'a connu une popularité comparable.

Pourtant, Game of Thrones a déjà perdu une couronne : celle de la série la plus chère jamais produite. Amazon a en effet déboursé un milliard de dollars pour une autre adaptation sérielle… celle du Seigneur des Anneaux. Outre le budget, les arguments ne manquent pas. "On sait que pour Tolkien, le socle de fans est encore plus important qu'il ne l'était au début de Game of Thrones pour George R. R. Martin", pointe Nicolas Allard. Cette série en cinq saisons, dont la date de sortie n'est toujours pas connue, espère donc bien s'asseoir sur le trône de fer des programmes les plus regardés.