Pourquoi le procès des suicides à France Télécom pourrait faire jurisprudence

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Margaux Lannuzel, avec Chloé Triomphe et AFP , modifié à
Le procès qui s'est ouvert lundi et doit durer plus de deux mois sera suivi de près par les entreprises et les syndicats, car il pourrait aboutir à un nouveau type de condamnation.
ON DÉCRYPTE

"On nous rabaissait, on nous indiquait qu'on était trop vieux, qu'on coûtait trop cher, qu'on n'était plus à la page et que, dans le futur, on ne pourrait plus faire appel à nous parce que nous n'étions plus adaptés." Le témoignage recueilli par Europe 1 est celui d'un ex-salarié de France Télécom - depuis devenue Orange - qui comparaît en tant que personne morale à partir de lundi, pour un procès historique qui doit durer jusqu'à la mi-juillet. En 2008 et 2009, 35 des employés avaient mis fin à leurs jours, dans un contexte de restructuration après l'ouverture à la concurrence de l'entreprise. La "déstabilisation des personnels" et le harcèlement moral relevé par les juges d'instruction sera-t-il reconnu par la justice ? Un tel jugement, dans un dossier symbolique de la souffrance au travail, serait une première à plusieurs égards.

D'anciens dirigeants sur le banc des prévenus

Au cœur du procès, qui s'intéressera à la période 2007-2010, figurent les plans NExT et Act, qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, avec notamment l'objectif de 22.000 départs sur 120.000 salariés. Ces derniers ont été menés par Didier Lombard, dirigeant de l'entreprise à l'époque et dont plusieurs formules choc ont marqué l'histoire de ce dossier inédit. "Il faut qu'on sorte de la position mère poule (...) Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé", annonçait-il devant des cadres, dès 2006. "Je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte", lançait-il la même année. Avant, au pic de la crise, de parler d'une "mode des suicides", expression pour laquelle il avait dû présenter des excuses.

La présence de l'ancien patron sur le banc des prévenus, dès lundi, est une première dans les annales judiciaires. Il y retrouvera Louis-Pierre Wenes, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-responsable des ressources humaines. Quatre autres cadres seront, eux, jugés pour "complicité". Loin de l'image d'un système diffus et sans responsabilité personnelle, "ce dossier est celui d'un harcèlement moral organisé à l'échelle d'une entreprise par ses dirigeants", estiment les juges d'instruction dans leur ordonnance de renvoi.  Tous encourent 15.000 euros d'amende et un an de prison.

Un harcèlement moral "institutionnel"

C'est aussi la première fois qu'un groupe du CAC 40 - Orange, poursuivie en tant que personne morale - est jugé pour "harcèlement moral". Celui-ci est défini par l'article 222-33-2 du Code pénal comme "des propos ou comportement répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et  sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Dans les dossiers correspondant à des faits similaires, le lien est direct entre l'auteur présumé et sa victime. Mais en l'espèce, une éventuelle condamnation acterait l'existence d'un harcèlement moral "institutionnel", touchant un nombre de salariés bien plus important. Dans leur ordonnance de renvoi, les juges d'instruction dénoncent ainsi la mise en place d'un "climat professionnel anxiogène", avec "des réorganisations multiples et désordonnées", "des mobilités géographiques forcées" et "des incitations répétées au départ", notamment.

D'autres entreprises concernées ?

Jusqu'au mois de juillet, le procès sera ainsi suivi de très près par les entreprises, les syndicats et les spécialistes du monde du travail. Avec cette question : des actions en justice pourraient-elles voir le jour dans d'autres entreprises ? En 2017, les syndicats recensaient par exemple dix suicides et six tentatives chez Renault, dans un contexte de pression accrue après la signature d'un nouvel accord de compétitivité. D'autres cas sont déjà dans les mains de la justice : c'est notamment le cas de Pôle emploi, visé par une information judiciaire après le suicide d'une conseillère, en 2012. L'entreprise Technip France a de son côté été assignée en justice en 2018, après que trois salariés avaient mis fin à leurs jours. L'un de ces suicides a été reconnu comme un accident du travail, également dans un contexte de fusion de l'entreprise et de conditions de travail "dégradées".

"On s'imaginait qu'en dix ans, les choses changeraient. Malheureusement, peu de choses ont été faites, et la France est toujours considérée comme extrêmement en retard dans la prévention du stress, des risques psycho-sociaux et de la gestion humaine des changements", diagnostique auprès d'Europe 1 le psychiatre Patrick Légeron, fondateur de Stimulus, un cabinet de conseil aux entreprises. La souffrance psychologique au travail "est à l'agenda de toutes les entreprises, des partenaires sociaux, des médecins du travail. Mais on est dans du faux semblant, on bricole, il n'y a pas d'actions d'envergure", estime encore le spécialiste. Jusqu'à, peut-être, qu'un cas d'espèce ne fasse jurisprudence.