Laïcité : "La loi de 1905 est une loi de liberté"

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Jean Baubérot, chercheur spécialiste de la laïcité, rappelle l’esprit de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, qui prône une liberté de pratiquer mais aussi de montrer sa religion. 
INTERVIEW

L’affaire de l’agression d’un homme portant une kippa à Marseille a, une énième fois, relancé le débat sur la façon dont la laïcité doit s'appliquer en France. En déconseillant le port de la kippa, le président du consistoire israélite de la cité phocéenne a contenté les partisans d’une religiosité strictement cantonnée à la sphère privée, sans aucun signe ostentatoire dans la sphère publique. Pour Jean Baubérot*, fondateur et ancien directeur du "Groupe sociétés, Religions, Laïcités" du CNRS, cette vision dévoie purement et simplement l’esprit de la loi de 1905, celle qui a institué la laïcité en France.

La loi de 1905 n’évoque à aucun moment le port de vêtements religieux ou de signes ostentatoire d’une religion. Comment faut-il interpréter cette absence ?
S’il n’y a rien sur ce sujet, c’est qu’à l’époque, on a refusé de légiférer là-dessus. La commission parlementaire l’avait refusé, puis un amendement, déposé par des laïcs intransigeants, visant à interdire le port de la soutane, avait été refusé au cours des débats parlementaires. Aristide Briand, à l’initiative de cette loi, avait donné deux arguments. Le premier, le plus fondamental, c’est que la loi de 1905 est une loi de liberté, et qu’il aurait donc été paradoxal qu’elle interdise les vêtements religieux. Ensuite, si on interdisait la soutane, il pensait que le clergé trouverait d’autres signes distinctifs qui sortiraient du cadre de la loi. C’était entrer dans un jeu du chat et de la souris dont il aurait été très difficile de sortir.

Par cette omission volontaire, la loi autorise donc en creux tout vêtement ou signe religieux sur l’espace publique.
La loi édicte en fait que ce qu’il faut observer, c’est le comportement, pas le vêtement. Pour l’Etat, il n’y a pas de vêtement religieux ou non-religieux. Aristide Briand disait avec humour que si quelqu’un veut se déguiser en portant une soutane, l’Etat ne va pas le lui interdire. Cette loi empêche la religion d’imposer ses normes à l’ensemble de la société. En revanche, vous avez le droit de pratiquer, de croire et même de montrer votre croyance, si vous le voulez. Il y a un article très intéressant, l’article 31, qui punit des mêmes peines ceux qui voudraient vous obliger à croire ou à participer à un office religieux et ceux qui voudraient vous empêcher de croire ou de pratiquer. L’obligation de croire ou de ne pas croire est donc passible de la même sanction.

Aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent pour l’interdiction totale des signes religieux dans l’espace public. La recommandation du président du consistoire israélite de Marseille sur le port de la kippa va dans le même sens. Cela contrevient donc avec l’esprit de la loi ?
C’est la grande dérive actuelle. Après l’odieuse agression à Marseille, ce qu’il faut condamner, c’est l’agression, pas le port de la kippa. Et je sais bien que le directeur du consistoire israélite de Marseille n'est pas contre le port de la kippa, mais qu'il tient compte du fait qu'il y a malheureusement quelques furieux qui sont très dangereux. Le problème c'est que très vite, des débats ont porté non plus sur l'agression, mais sur le fait de savoir s'il fallait interdire ou non la kippa. Or, les tenants de l'interdiction prônent en fait une laïcité opposée de l’esprit de la loi de 1905. Et le pire, c’est qu’ils sont dans une totale hypocrisie, puisqu’ils se réclament justement de cette loi. Ils le font  soit par ignorance, soit par mauvaise foi. Je préfère ne pas trancher. Mais je rappelle que l’homme qui avait proposé l’amendement sur l’interdiction de la soutane est ignoré du souvenir de la mémoire nationale. Contrairement à Aristide Briand.  

La loi de 1905 a aujourd’hui plus d’un siècle. N’est-elle pas obsolète ?
La commission parlementaire qui l’a préparée a siégé pendant 18 mois, émaillés de délibérations, d’écoutes, de dialogues. Puis le Parlement a débattu pendant trois mois. Cette loi n’était pas complètement consensuelle. Elle réalisait au contraire un équilibre des frustrations, entre les laïcs intransigeants d'un côté, et les religieux intransigeants, de l'autre. Pour qu’au final, chacun ait la liberté la plus grande possible. C’est là tout le génie d’Aristide Briand, épaulé par Ferdinand Buisson et Jean Jaurès. Et c’est pour cela que 110 ans après, cette loi reste toujours indépassable.

*Auteur avec Rokhaya Diallo de Comment parler de laïcité aux enfants, aux éditions du Baron Perché.