Les "Gaulois" sont-ils vraiment "réfractaires au changement" ?

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Un politologue, un économiste, un professeur de philosophie et un sondeur analysent pour Europe 1 la phrase lâchée par Emmanuel Macron en visite au Danemark.

Les Danois ? "Un peuple luthérien qui n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement". En exprimant son admiration pour la "flexi-sécurité" à la danoise, Emmanuel Macron, en visite cette semaine dans le Royaume, s'est fendu d'une petite phrase qui n'est pas passée inaperçue. Caricature inadmissible (selon l'opposition) ou "trait d'humour" (s'est défendu le chef de l'État), cette déclaration illustre l'image profondément ancrée de citoyens français perpétuellement ronchons, prompts à manifester, faire grève et bloquer le pays pour éviter toute évolution. Pour Europe 1, quatre spécialistes (un politologue, un économiste, un philosophe et un sondeur) décryptent une idée reçue.

"Aujourd'hui, les changements font naître le sentiment de perdre quelque chose"

Eddy Fougier, politologue et chercheur associé à l'IRIS, spécialiste des mouvements protestataires

"Il faut s'intéresser à la nature des changements. Les Français sont peut-être réfractaires à ceux mis en œuvre par le gouvernement. Mais je ne pense pas qu'ils soient réfractaires au changement dans l'absolu. Prenons l'exemple des années 1950. À cette époque déjà, on disait de la France rurale qu'elle ne s'adapterait jamais à la société moderne. Or, que s'est-il passé ? Une modernisation extraordinaire. Pourquoi ? Parce qu'il y avait un objectif clair, approuvé par les Français et avec des conséquences immédiates. On promettait l'accès à une société de l'abondance, la société de consommation, et les changements ont eu un impact positif sur le niveau de vie des citoyens. La société s'est métamorphosée entre les années 1950 et 1980.

Depuis les années 1980, ce n'est plus le cas pour deux raisons. La première, c'est que le contrat de départ n'est pas clair. Tous les gouvernements poursuivent peu ou prou le même objectif, celui d'une ouverture économique et culturelle que l'on pourrait grossièrement résumer par la mondialisation et la société multiculturelle. Or, cela n'a pas été validé par les Français. Le bon exemple est celui de l'élection de François Mitterrand, porté au pouvoir en 1981 pour mener une politique économique protectrice et qui se retrouve dès 1983 à mettre en place une politique de nature libérale.

" Ce que fait Macron, c'est du mauvais coaching. "

La deuxième raison, c'est que l'effet des réformes proposées n'apparaît plus positif. Au contraire, les changements font naître, à tort ou à raison, le sentiment de perdre quelque chose. C'est le cas pour les retraites, l'emploi, le pouvoir d'achat et, plus généralement, la qualité de vie. Aujourd'hui, les Français ne voient plus les bénéfices du changement. Surtout que celui-ci est présenté avec l'argument 'on n'a pas le choix', ce qui n'est guère enthousiasmant. Non seulement le changement n'est pas approuvé au départ, mais en plus il n'est pas perçu comme positif, et enfin les Français se voient reprocher de ne pas y adhérer. Ce que fait Macron, c'est du mauvais coaching."

"Les élites aristocratiques ne sont-elles pas les véritables réfractaires ?"

Damien Theillier, professeur de philosophie à Paris, auteur du manuel Un chemin de liberté et fondateur du site coursdephilo.net

"Les Français, comme les Gaulois il est vrai, ont tendance à résister au changement… Mais le pire n’est pas là. Quand ils se révoltent, c’est le chaos, l’anarchie la plus brutale. Existe-t-il une alternative plus réjouissante ?

Un homme aurait pu empêcher la révolution de 1789, c’est Turgot. Les mesures qu'il avait prises pour réformer la France, notamment en mettant fin aux corporations, auraient pu résoudre la crise à l'origine de la révolution.  Mais ces mesures ont été condamnées à l'oubli par les privilégiés de l'époque, la noblesse et le clergé. Deux questions se posent : Emmanuel Macron est-il le Turgot de notre temps ? Et qui sont les privilégiés de 2018 ?

" Les décideurs en dernier lieu sont tous ceux qui ont intérêt au statu quo. "

Le penseur Vilfredo Pareto a décrit de quelle manière tous les gouvernements sont envahis par les "renards", c’est-à-dire des initiés, intelligents et faisant partie de l’élite. De la Rome antique à la cour de Louis XVI, il y a toujours un groupe d’initiés qui gère le pouvoir pour son propre profit. Il écrivait que "l'histoire est un cimetière d'aristocraties" (Traité de sociologie générale, 1917, § 2053). Pareto était convaincu que la décadence menace toute société qui ne pratique pas la mobilité sociale, c'est-à-dire la circulation des élites.

Ces élites aristocratiques ne sont-elles pas les véritables réfractaires au changement ? Peu importe qui dirige le pays, peu importe le parti qui contrôle le parlement, ce sont les lobbyistes, les bureaucrates, les énarques, les acteurs du "big business" qui sont souvent les décideurs en dernier lieu. Tous ceux qui ont intérêt au statu quo, tous les bénéficiaires de "statuts" intouchables et de monopoles du passé."

"Les Français ont tous changé leur façon de vivre et de travailler"

Philippe Waechter, chef économiste de Natixis Asset Management

"Cette phrase est un peu exagérée. Quand on regarde l'évolution du marché du travail, par exemple, le changement est spectaculaire sur les 10-20 dernières années, notamment en termes de contrats de travail. Un tiers des CDD ne durent qu'un jour à présent ! Les Français ont tous changé leur façon de vivre et de travailler au cours des dernières années.

Dans les propos de Macron, on lit une référence implicite au prélèvement à la source, qui suscite de nombreuses interrogations. Mais elles sont légitimes : qu'est-ce qui justifie cette réforme ? En quoi va-t-elle améliorer le bien-être des citoyens ? Les Français se posent ces questions car ils ont un regard critique. On ne considère pas d'emblée que les réformes mises en œuvre vont forcément apporter le bonheur et le plein-emploi. On a tendance à associer ce comportement à des Français râleurs mais ces interrogations sont normales.

" Il faut mieux évaluer les réformes. On n'a jamais de mesure de leur efficacité. "

Les gouvernements français se succèdent et tous parlent de réformer la France. Chaque ministre y va de sa touche personnelle. C'est très français : l'Allemagne ne passe pas son temps à réformer son marché du travail ou son système scolaire. Par ailleurs, chez nous, tous les gouvernements réforment mais il n'y a pas le sentiment que la situation s'est fondamentalement améliorée. Cela ne veut pas dire qu'il faut arrêter, simplement qu'il faut mieux évaluer les réformes. On n'a jamais de mesure de leur efficacité. Pas étonnant, donc, que les Français traînent des pieds. Mais au fond, ils s'adaptent toujours."

"Un processus de réforme permanent lasse et décrédibilise le discours politique"

Jérôme Fourquet, directeur du département opinion publique à l'Ifop

"La société française est relativement immobile. Particulièrement en période de chômage, tout le monde a tendance à s'arc-bouter sur ce qu'il a déjà. Mais les Français ne sont pas hostiles au changement, encore faut-il qu'il leur paraisse justifié. Or, la plupart des réformes menées se traduisent par du moins. Prenons l'exemple de la flexi-sécurité à la danoise qui a inspiré Emmanuel Macron. Pendant sa campagne, il avait annoncé une libéralisation du marché du travail, ce qui s'est traduit par les ordonnances. La contrepartie, c'était l'assurance chômage en cas de démission. Mais ce dispositif a été vidé de sa substance.

" La société française est une société à statuts. La réaction instinctive, à chaque annonce de réforme, est de regarder comment cela se passe pour le voisin. "

La frilosité des Français n'est pas forcément structurelle, congénitale ou historique. Elle est liée à deux choses. D'une part, le fait que la société française est une société à statuts, avec une différence entre privé et public. Dès lors, la réaction instinctive, à chaque annonce de réforme, est de regarder d'abord comment cela se passe pour le voisin avant de consentir à faire soi-même des efforts. Ensuite, ce processus de réforme permanent lasse et décrédibilise le discours politique.

C'est flagrant en ce qui concerne les retraites. En 2010, pour la réforme Fillon, les Français sont majoritairement acquis à l'idée de réformer, à deux conditions : d'une part, que tout le monde fasse des efforts, public comme privé, électeurs comme parlementaires ; d'autres part, que cette réforme assure la viabilité du système pour longtemps. Or, on a eu une nouvelle réforme en 2013, puis maintenant une annoncée en 2019. Et il existe toujours une quarantaine de régimes différents. Il n'est donc pas étonnant que les warnings s'allument dès que le mot "réforme" est prononcé."