La future loi antiterroriste soulève une fronde

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Edouard Philippe et Emmanuel Macron doivent faire face à des vives critiques sur leur loi antiterroriste, présentée au Conseil des ministres le 21 juin. © Etienne LAURENT / POOL / AFP
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Les opposants politiques, mais aussi les autorités judiciaires, fustigent le projet de loi qui doit être présenté en Conseil des ministres le 21 juin. Le gouvernement tente de déminer. 

Les critiques pleuvent sur le gouvernement depuis la divulgation, jeudi, des dispositions prévues dans un avant-projet de loi antiterroriste, qui vise à transposer certaines mesures de l'état d'urgence dans le droit commun. Si Edouard Philippe, le Premier ministre, a tenté de déminer la situation vendredi en assurant que le gouvernement n’avait pas l’intention d’instaurer un état d’urgence permanent, le débat est loin d’être clos. D’abord parce qu’à deux jours du premier tour des législatives, les opposants politiques d’Emmanuel Macron comptent bien profiter de l’aubaine en ciblant quelques mesures controversées. Ensuite, et surtout, parce que les autorités judiciaires dénoncent avec force la philosophie même du texte, qui doit être présenté le 21 juin en Conseil des ministres.

  • La justice mise de côté ?

C’est le principal point d’achoppement. Selon l’avant-projet de loi dévoilé jeudi par Le Monde, certaines mesures pourront être directement décidées par les préfets, sans l’aval d’un juge : la fermeture temporaire de lieux de culte, la surveillance d’un individu par bracelet électronique ou encore des assignations à résidence. Dans ces deux derniers cas, le parquet antiterroriste de Paris sera seulement informé. Quant aux perquisitions administratives, qui pourront être réalisées de nuit, elles devront en revanche recevoir l’autorisation du procureur de Paris, mais pas d’un juge, plus indépendant.

" C’est tout simplement l’expulsion du juge judiciaire "

"On est en droit de penser que dans la situation actuelle, la seule solution possible est de prendre un certain nombre de mesures", juge pour Europe1.fr Bertrand Mathieu, professeur de droit constitutionnel à l’université Panthéon Sorbonne Paris 1. "Mais ce qui peut déclencher une situation de crise, c’est la place du pouvoir judiciaire", admet-il. "C’est tout simplement l’expulsion du juge judicaire et un blanc-seing accordé aux préfets", tempête, moins diplomate, Paul Alliès, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Montpellier, joint par Europe1.fr. "Pour moi, c’est un coup de force, l’instauration d’un ‘Patriot Act’ à la française. C’est inqualifiable, scandaleux", poursuit celui qui est aussi membre du Conseil national du PS.

Les opposants politiques insistent d’ailleurs volontiers sur ce point précis. Faire rare, le Parti socialiste et Jean-Luc Mélenchon tombent d’accord sur le sujet. "Cet avant-projet de loi prévoit d’écarter le juge judiciaire, de renforcer le pouvoir du ministre de l’Intérieur et des préfets", dénonce le premier dans un communiqué. "Je ne suis pas d'accord pour que l'on puisse faire des assignations à résidence" ou "des perquisitions chez les gens sans qu'un juge l'ait décidé", abonde le second, interrogé vendredi sur BFMTV.

" Un véritable monstre juridique "

Mais les plus virulents sont bien les juges eux-mêmes. Le Syndicat de la magistrature, classé à gauche a ainsi qualifié le texte de "véritable monstre juridique" et promet une "opposition sans faille". L'Union syndicale des magistrats, largement majoritaire, a de son côté dénoncé un projet "scandaleux", "renforçant l’ostracisation de l’autorité judiciaire", dans un communiqué intitulé "Vers un Etat policier ?".

Sur Europe 1 vendredi matin, Edouard Philippe s’est employé à déminer la polémique. Tout sera fait "sous le contrôle permanent et vigilant du juge", a assuré le Premier ministre, laissant peut-être entendre que de changements pourraient avoir lieu sur cet épineux sujet. Une chose est sûre : le gouvernement aura un énorme effort de pédagogie pour convaincre sur ce point.

  • Une exception légalisée et… rejetée par le candidat Macron

L’autre angle d’attaque, c’est la privation potentielle de libertés publiques. D’autant plus gênant pour Emmanuel Macron que dans son livre Révolution, publié en 2016, celui qui se préparait alors à être candidat à la présidentielle écrivait : "Nous ne pouvons vivre en permanence dans un régime d'exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu'il a été renforcé par le législateur. Nous avons tout l'appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre", estimait alors l’actuel chef de l’Etat. Et de fait, dans son programme présidentiel, nulle trace de telles mesures.

" Ça finira par se retourner contre les citoyens "

Le chef de l’Etat expérimente en la matière un désagréable effet boomerang. "Le danger, c’est que le texte légalise ce qui était par définition l’exception. Et ça finira par se retourner contre les citoyens", fustige Paul Alliès. "Or, Emmanuel Macron avait nettement pris ses distances avec ces dispositions sous le quinquennat de François Hollande. Il estimait que l’arsenal existant suffisait", rappelle opportunément l’universitaire.

Et si Edouard Philippe a assuré vendredi matin sur Europe 1 que les mesures concernaient seulement la lutte contre le terrorisme, la crainte existe de les voir appliquer à d’autres champs d’action. "Si on accepte de mettre des mesures qui sont hors du commun dans la loi ordinaire, ça veut dire qu'on cède sur le modèle de société dans lequel on veut vivre. Nous voulons vivre dans une démocratie républicaine", a estimé Jean-Luc Mélenchon, qui a rappelé que "sous le gouvernement de (Bernard) Cazeneuve, comme lorsqu'il était ministre de l'Intérieur, on a surtout et beaucoup utilisé ce type de méthode contre des militants écologistes, des syndicalistes".

" Dérive autoritaire "

"On est en train d’avoir une dérive autoritaire dans ce pays où l’on considère, sous l’autel de la sécurité, qu’il faut sacrifier les libertés", a jugé sur Europe 1 Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, membre du groupe d’action judiciaire de la Fédération internationale des droits de l’Homme. "On passe à un système basé sur la présomption de culpabilité, c’est un changement complet de la tradition du droit à la française", dénonce encore Paul Alliès.

  • Des recours à attendre

Si les spécialistes de la Constitution refusent dans l’ensemble de se prononcer sur des mesures qui ne sont pour l’instant qu’envisagées, il est fort à parier que les plus hautes autorités judicaires seront saisies à court ou moyen terme. "Il y aura forcément des recours, des saisines, le Conseil d’Etat sera amené à se prononcer. Il y aura une bataille, et je ne pense pas que ça puisse arriver à bon port", estime Paul Alliès. "Mais en attendant, ce sera au Parlement de débattre de cela, et j’espère qu’il pourra le faire", poursuit l’universitaire.

"Un enjeu" pour les législatives. Les législatives s’invitent donc dans le débat. Les adversaires d’En Marche ! - et du projet - sont d’autant plus galvanisés que le Conseil constitutionnel vient de censurer l’interdiction de manifester, actuellement à la disposition du pouvoir sous état d’urgence et largement utilisé sous le quinquennat précédent. "Le fait que le gouvernement veuille persister alors même que le Conseil constitutionnel tente d’alerter, ça veut bien dire qu’il y a une dimension liberticide dans le projet", a rebondi Pierre Laurent sur Europe 1. "J’espère que nous serons suffisamment de députés pour pouvoir le saisir à nouveau. Il y a donc un enjeu à envoyer à l’Assemblée nationale beaucoup de députés qui pourront donner au Conseil constitutionnel l’occasion de se prononcer", a insisté le secrétaire national du PCF.

Pour saisir les Sages, la signature de 60 députés est nécessaire. Vu la quasi-unanimité que le texte provoque contre lui, il faudrait un tsunami de La République en marche pour que ce ne soit pas le cas. Pour le gouvernement, la bataille ne fait probablement que commencer.