Grève SNCF, mobilisation étudiante, Notre-Dame-des-Landes : faut-il encore attendre un "printemps social" ?

Les manifestations organisées jusqu'ici n'ont pas permis de mobiliser suffisamment pour comparer le printemps 2018 à mai 68.
Les manifestations organisées jusqu'ici n'ont pas permis de mobiliser suffisamment pour comparer le printemps 2018 à mai 68. © FRANCK PENNANT / AFP
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Grève SNCF, mobilisation étudiante, ZAD de Notre-Dame-des-Landes...Alors que les syndicats et l'opposition de gauche prédisaient un nouveau mai 68, la grogne sociale semble peu à même de menacer réellement l'exécutif.

Les syndicats avaient prévenu le gouvernement : mieux vaudrait pour lui qu'il garde en tête les événements de mai 68, car mai 2018 pourrait bien y ressembler. Grève des cheminots, mobilisation étudiante contre l'introduction de la sélection à l'université, ZAD de Notre-Dame-des-Landes… Autant de foyers de contestation qui pourraient bien allumer un véritable incendie.

Pourtant, en cette fin de mois d'avril, cela ne semble pas prendre. Syndicats de cheminots et direction de la SNCF s'écharpent sur le taux de grévistes, que la seconde annonce en baisse. Les facultés bloquées ou occupées ont été évacuées par les forces de l'ordre, parfois à la faveur des vacances scolaires qui ont vidé les amphithéâtres. Surtout, aucune manifestation de très grande ampleur n'est venue faire trembler les pavés des avenues parisiennes. Le printemps social serait-il mort-né ?

Pour les syndicats, "ce n'est pas du tout terminé"

Du côté des syndicats, on se refuse à le penser. "Ce n'est pas du tout terminé", tranche Lilâ Le Bas, présidente de l'UNEF, au micro d'Europe 1. "Aujourd'hui, on a plus d'une vingtaine d'universités bloquées, perturbées, selon les jours et les modalités d'action décidées par les étudiants", souligne-t-elle. Un chiffre qui prend en compte les établissements où sont simplement organisées des Assemblées générales. Mais pour la jeune femme, "une vraie contestation de fond existe" et pourrait bien prendre de l'ampleur, alors qu'"en ce moment même se joue la question des rattrapages et de la compensation des notes".

" Pour l'instant, en France, le mouvement étudiant est très limité. Par rapport à 1968, on observe notamment qu'il n'y a pas de lycéens dans la rue. "

Les syndicats de cheminots non plus ne veulent pas laisser transparaître la moindre lassitude. Alors qu'elles ont été invitées par Matignon à rencontrer Edouard Philippe le 7 mai après avoir claqué la porte des négociations avec le ministère des Transports, les organisations syndicales se sont félicitées de ce qui est, selon elles, une première victoire "du rapport de force". "Nous maintiendrons la pression", a prévenu Laurent Brun de la CGT-Cheminots, jeudi, dans La Marseillaise.

Le mouvement étudiant "est pour l'instant très limité"

Mais alors, comment expliquer que dans la rue ne résonnent pas de slogans contre le pouvoir au gré de manifestations géantes ? Pour Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l'université de Lausanne, "la comparaison avec mai 68 est rituelle mais, en l'occurrence, sans fondement". "En 1968, les mouvements sociaux s'appuient sur l'internationalisme et le projet révolutionnaire est beaucoup plus vaste. Il inclut un espoir d'arrêt de la guerre au Vietnam, de démocratie en Amérique latine… En termes d'espoirs, ce n'est pas du tout la même chose", explique le spécialiste. "Pour l'instant, en France, le mouvement étudiant est très limité. Par rapport à 1968, on observe notamment qu'il n'y a pas de lycéens dans la rue." Et cela peut tout changer. "Parce qu'ils sont nombreux, que ce sont des gamins, les lycéens posent de vrais défis aux pouvoirs publics s'ils descendent dans la rue."

" On n'en est qu'aux prémices. Ce n'est pas parce que la police reprend des facultés vides à cause des vacances que le mouvement s'éteint. "

Mais rien n'est perdu de ce côté-là, estime le député Insoumis Eric Coquerel. "Le 26 mai, Parcoursup, [le nouveau système d'orientation des bacheliers vers les études supérieures, NDLR] va faire son entrée dans les lycées. Cela va entraîner de facto une sélection." Et, espère l'élu de Seine-Saint-Denis, une mobilisation plus importante.

Pour la gauche de la gauche, "on n'en est quasiment qu'aux prémices"

Eric Coquerel ne croit d'ailleurs absolument pas à un essoufflement du printemps social. "En réalité, on n'en est quasiment qu'aux prémices. Ce n'est pas parce que la police reprend des facultés vides à cause des vacances que le mouvement s'éteint. La grève reste forte et, surtout, unitaire, ce qui n'était pas le cas au moment des ordonnances de réforme du code du travail." Le député France Insoumise égrène par ailleurs les dates importantes à venir pour les opposants à la politique gouvernementale. "Une grève des agents des finances publiques le 3 mai, un rassemblement de la fonction publique le 15, une grève nationale le 22…" Sans oublier, bien sûr, "l'initiative de François Ruffin le 5 mai", une manifestation nationale intitulée "la fête à Macron".

Mais Eric Coquerel voit aussi des signes avant-coureurs moins évidents. Du côté du syndicat Force Ouvrière par exemple, qui tient cette semaine un congrès destiné à introniser Pascal Pavageau, le successeur de Jean-Claude Mailly. "On se dirige vers un positionnement plus combatif", commente le député LFI. Qui "sent qu'on se dirige vers une convergence beaucoup plus forte entre politiques et syndicats. La CGT, par exemple, ne ferme pas la porte à des mobilisations communes".

" Le sentiment qui domine, c'est que dans les différentes forces politiques de la gauche et des syndicats, les dirigeants ont intégré le fait que la bataille était perdue. "

Globalement, "il n'y a pas de signe d'une convergence tangible"

Pour Olivier Fillieule en revanche, "il n'y a pas de signe d'une convergence tangible entre le mouvement ouvrier, ici incarné par les cheminots, et le mouvement étudiant". Pas plus entre les mondes syndicaux et politiques. "Personne ne semble prêt à faire des concessions, car tout le monde veut rester leader dans la perspective de récupérer les fruits d'une recomposition politique future", analyse le professeur de sociologie politique. "En réalité, le sentiment qui domine, c'est que dans les différentes forces politiques de la gauche et des syndicats, les dirigeants ont intégré le fait que la bataille était perdue."

Olivier Fillieule soulève par ailleurs une autre difficulté pour créer la convergence politico-syndicale. Le mouvement politique à gauche le plus audible, celui de la France Insoumise, a longtemps été divisé, selon lui, par "une ligne de partage" entre, d'un côté, "un certain populisme de gauche", qui se caractérise par des appels du pied au peuple tout en conservant une fermeté sur la question de l'immigration ; et, de l'autre, une fraction "plus internationaliste et humaniste". Récemment, et comme l'ont illustré les débats sur le projet de loi asile et immigration, LFI a clairement fait le choix de la deuxième option, en se positionnant pour une ouverture. "Mais mécaniquement, le mouvement se prive d'une certaine partie de l'électorat, notamment ouvrier, potentiellement mobilisable pour une contestation", poursuit Olivier Fillieule. Or, prévient le professeur de sociologie politique, "pour qu'un mouvement social prenne, il faut absolument une convergence. Il n'y a pas de grève générale sans ça".

" Après tout, Juppé aussi se disait droit dans ses bottes en 1995. Macron a beau se prendre pour Jupiter, il n'est pas Dieu non plus. "

Au niveau du gouvernement, une image de fermeté 

Du côté du gouvernement, on fait évidemment tout pour empêcher la "convergence citoyenne" qu'Eric Coquerel appelle de ses vœux. L'axe de communication est clair : juger que l'exécutif a été à l'écoute, et marteler que "les Français" ne soutiennent pas les mobilisations. L'exemple de Jacqueline Gourault, interrogée cette semaine sur France 2, est parlant. Interrogée sur la SNCF, la secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur a répondu que "les négociations ont eu lieu" et que "les Français ne comprennent pas pourquoi les agents de la SNCF font une grève perlée qui n'a pas de raison fondamentale". Par ailleurs, tout est fait pour donner une image de fermeté. "Ma main a toujours été tendue, elle a toujours été très ferme", a répété Edouard Philippe jeudi matin sur Europe 1 à propos des négociations à la SNCF. Et le même d'ajouter sur Notre-Dame-des-Landes : "il ne faut douter en aucune façon de la détermination du gouvernement, elle est totale."

Pur exercice de com', répond-on du côté de la France Insoumise. "Après tout, Juppé aussi se disait droit dans ses bottes en 1995", balaie Eric Coquerel. "Macron a beau se prendre pour Jupiter, il n'est pas Dieu non plus. Il sera comme tous les gouvernants qui ont eu en face d'eux une mobilisation suffisamment forte. Il devra reculer."

" La mobilisation ne vient jamais de là où on l'attend. Cela part d'une cristallisation sur un tuc dont on ne mesure parfois même pas l'importance au début. "

Au final, "on ne peut jamais être certain que cela va prendre"

Le député admet en revanche qu'on "ne peut jamais être certain que cela va prendre". Et de fait, la réussite d'un mouvement de contestation dépend en réalité plus de micro-événements et de leur enchaînement que de critères objectifs et identifiables en amont. "Mai 68 a largement été le produit d'incidents qui ont fait monter la mayonnaise", rappelle Olivier Fillieule, qui prend l'exemple de la rumeur de l'étudiant dans le coma après l'évacuation de l'université de Tolbiac, à Paris. Cette rumeur, largement relayée dans les milieux de gauche radicale, a finalement été infirmée. "Mais si cela avait été vrai, le tour qu'aurait pris le mouvement étudiant aurait pu être très différent", explique le professeur de sociologie politique. "Dans un sens comme dans l'autre d'ailleurs. Cela aurait pu durcir le mouvement social comme l'interrompre."

Une analyse partagée par le socialiste Emmanuel Maurel, représentant de l'aile gauche de son parti. "La mobilisation ne vient jamais de là où on l'attend. Cela part d'une cristallisation sur un truc dont on ne mesure parfois même pas l'importance au début." Une seule condition s'impose alors, selon lui, aux mouvements syndicaux et politiques pour assurer la réussite d'une vaste contestation. "Au moment où cela arrive, il faut être prêt."