Bouzar : "Des petites de 12 ans ont essayé de partir" en Syrie

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Charlotte Cieslinski
Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, vient de publier un livre sur le sujet, "La vie après Daesch".
INTERVIEW

Selon un rapport confidentiel des services de renseignement, 220 Françaises ont été localisées en Syrie ou en Iraq en décembre 2015. Un chiffre en forte hausse. Europe 1 a demandé des explications à Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, qui travaille avec de jeunes radicalisés et qui vient de publier un livre sur le sujet, "La vie après Daesch", aux éditions de l'atelier 2015, qui retrace les séances de radicalisation de nombreuses jeunes femmes.

En septembre 2015, avant les attentats de novembre, les services de renseignement localisaient 164 femmes françaises dans les rangs de Daesh. Ils en localisent 56 de plus au mois de décembre, ce qui porte leur nombre total à 220. Pourquoi les départs féminins se sont-ils accrus ?

Le nombre des hommes aussi s’est accru. Ça ne s’arrête jamais, depuis le début, le flot de départs ne ralentit pas. On pourrait penser qu’avec le nombre de reportages qui dénoncent la réalité de Daesh, les jeunes sont plus outillés pour résister à l’embrigadement. Mais ce serait oublier que la première étape de l’embrigadement consiste à persuader le jeune que des sociétés secrètes commandent le monde pour garder science et pouvoir. Elles achèteraient tous les acteurs de la société, et surtout les médias. Leur objectif est de couper le jeune de toute source d’informations autre que la propagande envoyée par les rabatteurs.

Rarement guerrières dans les faits, ces djihadistes françaises ne combattent pas, selon les experts du renseignement. Si certaines sont employées à la propagande ou à l’administration, la plupart sont femmes au foyer. Ces femmes ont-elles conscience avant leur départ qu'elles ne combattront pas une fois sur place ?

Le "nouveau discours djihadiste" individualise les motifs de faire le djihad. Les rabatteurs font parler les femmes et proposent un mythe qui correspond à leur profil psychologique. De nombreuses jeunes filles sont attirées par l’illusion qu’elles seront protégées au califat : protégées par le niqab qui est présenté comme l’écrin d’un diamant, par un monde sans mixité (impossible d’être agressée) et un mari héroïque qui a sacrifié sa vie pour venir sauver les enfants gazés par Bachar Al Assad... C’est le mythe du "prince barbu".

Celui de "Daeshland" fonctionne bien aussi : la propagande leur fait croire que le califat est une terre promise sans voleur et sans violeur, régie par de vraies valeurs de l’islam : solidarité, fraternité... Elles regardent les vidéos des manèges d’enfants qui tournent avec leur ballon de toutes les couleurs en rêvant d’un monde utopique. D’autres partent pour mourir : ce serait la fin du monde dans quelques jours et mourir "au Sham" permettrait d’intercéder pour 70 personnes que l’on aime afin qu’elles aillent au paradis. Il y a enfin des tueuses déshumanisées qui s’engagent pour contribuer à "faire le tri entre les bons musulmans et les mauvais" et sont d’accord pour exterminer tous les non-musulmans (extermination externe). Certaines demandent à combattre. Comme cela est refusé puisque leur rôle consiste à fabriquer de petits soldats, elles s’imaginent en train de nettoyer les armes de leurs maris. Elles les encouragent à tuer et à se faire tuer, sous peine de demander le divorce si cet homme ne se sacrifie pas pour la cause. Ce qu’elles aiment, ce n’est pas leur mari, mais l’idée qu’il va mourir pour Dieu.

Un tiers des femmes françaises ayant rejoint les rangs du groupe Etat islamique sont des converties à l’islam. Cette proportion de conversion à l’islam est deux fois plus élevée que chez les hommes où les convertis ne représentent qu’1/6. Comment l'expliquer ?

C’est volontaire de la part de rabatteurs : ils volent des âmes à ceux qui s’y attendent le moins. Cela fait partie de la terreur. Nous avons des petites de 12 ans, de 13 ans, de 14 ans, de familles de classes moyennes ou supérieures, de référence athée ou catholique, qui ont essayé de partir. Les rabatteurs se servent de leur éducation humaniste pour les manipuler : 'tu n’as pas honte de rester bien au chaud alors que personne ne bouge pour les enfants gazés par Bachar Al Assad ?' Ils les gavent de vidéos d’enfants déchiquetés pour qu’elles finissent par s’engager. Une fois là-bas, elles sont enfermées et doivent se marier pour en sortir, manger convenablement et prendre une douche. Elles comprennent qu’elles se sont fait avoir, mais c’est trop tard. Ce que vous appelez des "converties" n’ont même pas eu le temps d’apprendre les bases de l’islam. Elles n’ont parfois jamais rencontré de musulmans, à part leurs rabatteurs ou leurs nouveaux "groupe d’amis" virtuels.