Tous les matins après le journal de 8h30, Emmanuelle Ducros dévoile aux auditeurs son «Voyage en absurdie», du lundi au jeudi.
Vous nous racontez les dessous d’une surprenante guerre, celle qui agite le monde du camembert.
Une saga administrativo judiciaire qui dure depuis 2018 autour d’un enjeu : quel camembert peut revendiquer la Normandie sur son étiquette et quel camembert ne le peut pas. Et la réponse n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Oui, il est tentant de défendre les petits producteurs contre les grands industriels... Mais ça mérite quand même réflexion. Tout a commencé en 1983 avec la création de l’appellation d’origine protégée camembert de Normandie. Elle distingue le camembert, produit générique. Et le camembert de Normandie, avec un cahier des charges. Une zone de collecte du lait, une technique de fabrication qui impose le lait cru. Un fromage qui ne respecte pas ces règles ne doit pas s’appeler camembert de Normandie.
Mais c’est plus compliqué que ça.
Oui parce que le camembert existait en Normandie bien avant l’AOP. Il a connu des variantes industrielles, des camemberts au lait pasteurisé moins fragiles, qui s’exportent mieux, et qui sont produits en gros volumes. Et si les industriels ont bien compris qu’ils ne peuvent pas les appeler “ camemberts de Normandie”... Certains, comme Lactalis et son Président, ou comme Isigny Ste Mère, Livarot, n’ont pas renoncé à évoquer la “ fabrication en Normandie”, à imprimer des blasons Normands sur les boîtes, ce qui est historique pour eux. Et ça fâche les producteurs de camembert au lait cru, qui y voient une tromperie.
Et ils n’en ont pas le droit, les industriels, d’afficher un blason Normand ?
Non... Une AOP interdit à un produit de seulement évoquer ce qu’il ne peut pas officiellement revendiquer. Alors la répression des fraudes, a sifflé la fin de la partie. Et les procès ont commencé. Honnêtement, j’ai perdu le fil. L’affaire a été traitée par à peu près toutes les juridictions possibles, jusqu’au au conseil d’Etat, en référé, au fond, en appel, en contre appel, et ça va encore durer des années.
Mais pourquoi est-ce que les industriels s’arc-boutent sur la Normandie ? Leurs camemberts sont si connus qu’ils n’en ont pas besoin !
Lactalis, qui est le principal faiseur de camemberts (non AOP mais aussi AOP) a des arguments qui s’entendent : le lait qui sert à la fabrication de ses camemberts non-AOP (Président) est 100% normand. Si cette mention géographique est retirée, il sera alors possible de fabriquer du camembert avec du lait de n’importe quelle région ou pays. Les producteurs de lait normand n'y ont pas intérêt. Le camembert AOP c’est seulement 5% de la production, c’est un marché en déclin, et ça ne suffit pas à faire vivre toute la filière laitière. 40% des volumes de ce lait haut de gamme sont absorbés par les camemberts industriels On peut en penser ce qu’on veut, mais en utilisant tous les surplus, ils servent aussi à stabiliser l’écosystème, qui est en déclin.
Et puis les industriels disent qu’enlever des étiquettes le mot « Normandie », dont la notoriété est mondiale, ça fera chuter les exportations de camembert français, qui pourront plus facilement être remplacés à l’autre bout du monde par des camemberts génériques, made in quelque part. Pour eux, à vouloir protéger trop strictement l’AOP, on finira par détruire non seulement leur modèle économique, mais toute l’économie du camembert.