Jusqu'où les Français sont-ils prêts à aller pour leur voiture ?

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L'ampleur de la colère exprimée par les Français contre la hausse du prix des carburants témoigne de l'importance qu'ils accordent à leur voiture.

"En France, comme le disait Pompidou, la bagnole, c’est quelque chose." Sur Europe 1, la semaine dernière, Emmanuel Macron, en pleine contestation contre la hausse des taxes sur les carburants, défendait la place de la voiture dans les foyers français. Alors qu'au moins 800 blocages sont prévus dans tout le pays samedi, et que la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires avait déjà nourri la grogne de nombreux automobilistes ces derniers mois, la question du rapport des Français avec leur véhicule est posée.

Un rapport "affectif" avec leur auto. Avec 33 millions d'automobiles en circulation, la voiture n’a en effet jamais été aussi présente dans le paysage hexagonal. Aujourd'hui, 85% des ménages en ont au moins une, voire deux. Et entretiennent avec elle un "rapport affectif", selon Hervé Marchal, auteur du livre Un sociologue au volant, publié en 2014. "Mais les gens ne l'assument pas facilement", glisse le chercheur auprès d'Europe 1. "Pendant mon enquête, certains l'ont nié… Ils lui avaient pourtant donné un surnom !", sourit encore le sociologue, professeur à l'université de Bourgogne.

Nos voisins allemands ont eux aussi longtemps eu un rapport particulier à la voiture, avec une préférence pour les belles carrosseries. Mais tout cela est en train de changer, s'accordent à dire les experts. En 2015, le directeur du Centre de recherche automobile de l'université de Bergisch Gladbach expliquait ainsi que "la voiture n'a plus l'importance qu'elle pouvait avoir pour les jeunes il y a trente ans, en particulier chez la jeune génération qui vit dans les villes". "Dans les grandes villes (allemandes), la voiture comme symbole de réussite perd de l'importance et l'objet automobile perd son caractère émotionnel", abondait son homologue de l'université de Duisbourg-Essen. En France, ce sentiment tend pour sa part à persister.

Un symbole de liberté. Non, la voiture n'est pas un moyen de déplacement comme les autres pour les Français. "Cela fait partie de l'habitat, au même titre que le logement", explique ainsi Hervé Marchal. Avec en plus cette dimension de mobilité, souvent associée à la liberté. C'est ce qui ressort de toutes les études d'opinion depuis les années 1970 : la voiture offre de l'indépendance à ses propriétaires.

Face à des configurations urbaines qui tendent toujours à s'étaler, elle est d'abord l'outil le plus adapté aux déplacements quotidiens. "Et avec elle, je suis libre de décider qui je peux fréquenter et où je peux aller", complète Hervé Marchal. "La voiture, c'est le lieu du temps personnel", poursuit-il. "Je vais y passer du temps avec moi-même, réfléchir à ma vie, à mon quotidien, écouter les radios que j'aime bien… Et donc je veux un certain confort", résume le chercheur.

Les SUV, ou l'infidélité faite aux berlines. D'où l'explosion du marché des SUV, dont les principaux arguments de vente sont le confort et la sécurité. Avec 681.000 crossovers immatriculés en 2017, ces véhicules "tout-terrain" représentent désormais un tiers des voitures neuves achetées en France. Jusqu’à la fin du 20ème siècle, les Français ne juraient pourtant que par les berlines. Avec leurs quatre portes, leur toit fixe et leur silhouette allongée, celles-ci représentaient 93% des ventes en 1990.

"La voiture reste un facteur de distinction sociale. C'est très connu en sociologie", avance Hervé Marchal pour expliquer cet attrait soudain. Les économistes, eux, parlent d'effet Veblen : certaines voitures se vendent, tout simplement parce qu'elles coûtent cher. C'est toutefois moins le cas qu'en Chine par exemple, où le véhicule revêt clairement un aspect statutaire.

Une grande part du budget y est consacrée.Le coût moyen d'une automobile neuve était d'ailleurs de 26.717 euros en 2017, selon le magazine L'Argus. Un record historique. Par comparaison, celui-ci n'était "que" de 18.962 euros en 2008. "Les prix de vente des voitures augmentent tout le temps, et souvent plus vite que l'inflation", renseigne Flavien Neuvy, directeur de l’Observatoire Cetelem de l’Automobile. Ce dernier observe que "les gens se font plaisir quand ils achètent une voiture. Cela montre la relation particulière qu'ils entretiennent avec leur véhicule".

Carburant, péages, assurances, réparations : au quotidien, tout ceci pèse lourd dans le budget des ménages. Pour les 20 % des ménages les plus riches, cela représente en moyenne 10% de leur budget. Pour les classes les plus pauvres, souvent contraintes de beaucoup rouler pour aller travailler, cela peut monter jusqu’à 40%. 

" Beaucoup d'automobilistes peuvent revendiquer un attachement au développement durable, mais avec la voiture, on a tendance à l'oublier "

Des "ambivalences" sur l'écologie. Et nos voitures sont toujours plus vieilles. Leur âge moyen est passé de 5,8 ans en 1990 à 8,9 ans en 2015, selon une enquête de TNS-Sofres. Tant pis si elles polluent. L'automobile est en effet souvent le dernier point de conversion écologique, y compris chez des Français estampillés "écolo" mais qui roulent encore dans de vieux tacots. 

"En ce qui concerne la voiture, les ambivalences sont certainement plus fortes qu'avec d'autres objets", note à ce propos Hervé Marchal. "Beaucoup d'automobilistes peuvent revendiquer un attachement au développement durable et à la protection de la planète, sauf qu'avec la voiture, on a tendance à l'oublier".

Les transports alternatifs moins accessibles qu'ailleurs. La plupart des Français qui roulent avec des modèles anciens et polluants ne le font toutefois pas par choix. Beaucoup ne peuvent tout simplement pas faire autrement. Et pas seulement au sein des classes modestes. "La voiture est indispensable en dehors des centres urbains présentant une offre conséquente de transports collectifs", souligne le sociologue Hervé Marchal. Si 64,4% des citoyens prennent le volant pour se rendre au travail, c'est d'abord parce que 43,7% d'entre eux n'ont aucun moyen de transport alternatif, selon l’Institut Montaigne et Kantar-TNS Sofres. C'est plus qu'en Allemagne (35%) et qu'en Californie (41%).

Ajoutez à cela le nombre grandissant de seniors qui ne peuvent pas forcément faire tous leurs trajets à pied ou en vélo, et vous obtenez ce résultat : 99,2% des personnes interrogées par l'institut de sondage n’envisagent pas de renoncer à la possession d’une voiture à moyen terme.

L'autopartage encore très timide. S'ils se développent peu à peu, l'autopartage, le covoiturage, voire la location de voitures à courte durée sont donc encore loin de faire disparaître la voiture individuelle, malgré leurs arguments écologiques. "J'habite ma voiture et j'ai envie d'y être seul, comme j'ai envie d'être seul chez moi dans mon logement", résume Hervé Marchal. "Il y a sûrement une dimension culturelle" à cela, souligne-t-il. Il n'y a qu'à voir en Allemagne ou au Japon, où l'autopartage explose ces dernières années dans les grandes villes, ou en Russie, où la plateforme de covoiturage BlaBlaCar connaît un succès fulgurant. Quant à la voiture électrique, elle ne représente qu'1,2% des ventes en France. "Autant dire rien du tout", affirme Flavien Neuvy, qui pointe le coût et l'aspect peu pratique de ce type de véhicules.

Un sentiment de trahison sur le diesel. En ce qui concerne le diesel, qui fait aujourd'hui tant grincer des dents, les acteurs politiques du pays ont tout fait pour qu'il se développe pendant quarante ans. Mais en 2017, les ventes de véhicules diesel ont reculé pour la première fois depuis 1990. "Les gens ont acheté un diesel parce qu'à l'époque, on leur disait qu'il fallait le faire. Aujourd'hui, avec toutes ces taxes, ils ont le sentiment d'être un peu pris au piège", défend ainsi le directeur de l’Observatoire Cetelem de l’Automobile. Et Hervé Marchal de conclure, pour expliquer la contestation actuelle : "Quand on s'attaque à la voiture des Français, on s'attaque aux Français".