Enlèvements d'enfants par des Roms : itinéraire d'une rumeur

Les différents messages relayés sur les réseaux sociaux font état de camionnettes circulant aux abords des écoles (photo d'illustration).
Les différents messages relayés sur les réseaux sociaux font état de camionnettes circulant aux abords des écoles (photo d'illustration). © MYCHELE DANIAU / AFP
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Margaux Lannuzel, avec Justin Morin, Guillaume Biet et AFP
Désignés comme responsables de tentatives de rapts dans différentes communes de Seine-Saint-Denis notamment, des membres de la communauté Rom font depuis quelques jours l'objet de représailles.
ON DÉCRYPTE

"Pourquoi les gens inventeraient de pareilles histoires ?", interroge un utilisateur de Twitter, en préambule du partage d'un message "d'alerte". "Cette semaine, enlèvement à Bondy nord d'une adolescente de 16 ans en plein jour", prévient ledit post, accompagné d'un panneau "attention". "Aussi à Dugny, Drancy, Saint-Denis, Neuilly-sur-Marne, etc. (...) Il y a des Roumains en camion blanc qui enlèvent des enfants…" Comme des dizaines d'autres, ce message a été abondamment relayé tout le week-end dernier puis dans la journée de lundi sur les réseaux sociaux. Des textes courts, alarmants, parfois accompagnés d'images et à l'origine de représailles. Dans la nuit de lundi à mardi, vingt personnes ont été interpellées en Seine-Saint-Denis pour leur participation à des violences visant des membres de la communauté Rom. Mardi soir, ces violences se sont propagées à Ivry, dans le Val-de-Marne, et Antony, dans les Hauts-de-Seine.

"Un petit garçon vient de se faire enlever". Les villes listées dans le "récit" de Bondy ne sont en effet pas les seules concernées. Ces derniers jours, des messages font état d'histoires similaires dans diverses communes d’Île-de-France. Les plus partagées évoquent une camionnette rouge à Sevran, en Seine-Saint-Denis, ou encore un "réseau roumain de trafic d'organes" à Montfermeil, dans le même département. Sur une vidéo de quelques secondes accompagnant cette dernière, on voit un fourgon, cette fois orange, démarrer en trombe sous les insultes. Les "alertes" se partagent sur Twitter, dans des groupes publics ou non sur Facebook, mais aussi via Snapchat. Sur la plateforme prisée des adolescents, un message évoquait dimanche "un réseau d'enlèvement d'enfants" à Aulnay-sous-Bois. Et d'avancer : "un petit garçon vient de se faire enlever pas loin de la boulangerie".

À ce stade, aucune enquête de police n'a été lancée. Évoquant une "rumeur infondée", la préfecture de police a affirmé mardi "qu'aucun enlèvement, ni dans les Hauts-de-Seine, ni en Seine-Saint-Denis" n'était "avéré". Lundi, la préfecture avait déjà tweeté un message avec le hashtag "#Fakenews", appelant à ne plus relayer la "fausse information" selon laquelle "une fourgonnette blanche circule entre les villes de Nanterre et Colombes pour enlever des jeunes femmes". "Suite au partage de cette rumeur sur les réseaux sociaux, deux personnes ont été injustement accusées puis lynchées", précisait la police.

Des rumeurs récurrentes visant la communauté Rom. D'où viennent alors ces rumeurs ? Difficile à dire. Il y a dix jours déjà, deux hommes ont été roués de coups et leur camionnette incendiée à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, sur fond d'accusations de tentative de rapts d'enfants, rapporte Le Parisien. Dès le 19 novembre, le parquet de Versailles s'était quant à lui fendu d'un communiqué pour désamorcer les rumeurs d'enlèvements ou de tentatives d'enlèvement aux abords d'établissements scolaires des Yvelines. Libération note également que certaines des illustrations accompagnant les "alertes", comme la photo d'une camionnette blanche présentée comme prise près d'une école de Montreuil le 14 mars, circulent en fait en ligne depuis plusieurs années. "Ces rumeurs, qui relèvent d'une paranoïa totalement irrationnelle, se sont diffusées extrêmement vite parce qu'elles reprennent un stéréotype ancien, une peur profonde, presque ancestrale des Roms qui seraient par nature des voleurs d'enfants", a estimé mardi soir Anina Ciuciu, avocate et porte-parole de l'association La Voix des Rroms.

Selon le maire (PS) de Sarcelles Patrick Haddad, interrogé par Franceinfo, l'intensification de ces accusations remonte à "la semaine dernière". "Tout est parti d'une main courante déposée au commissariat" par une habitante de sa commune "visiblement appelée depuis une voiture, par des gens qui l'interpellaient, qui l'embêtaient, qui peut-être la harcelaient", assure l'édile. "À partir de là, la rumeur a enflé sur le fait qu'il y aurait des tentatives d'enlèvement à des fins de prostitution d'enfants et à des fins de trafic d'organes. Il y a eu des vidéos partagées des centaines de fois."  Une vidéo d'un Sarcellois alertant sur ce "réseau" et ses rapts présumés a en effet été abondamment partagée la semaine dernière, avant d'être supprimée.

"Ça prend des proportions dramatiques". Outre la préfecture de police, la plupart des mairies des principales villes concernées ont publiquement réagi depuis le week-end, pour tenter de rassurer la population. "Ces publications ne reposent sur aucun fait tangible d'enlèvement ou de tentative d'enlèvement, mais seulement sur des rumeurs qui, du reste, se propagent à partir d'autres communes de Seine-Saint-Denis mais aussi d'autres départements d’Île-de-France", écrit par exemple le maire (LR) d'Aulnay-sous-Bois Bruno Beschizza. À Sarcelles, un communiqué a été affiché dans les écoles. Suffisant pour désamorcer ces fameuses rumeurs ? "Aujourd'hui, ça prend des proportions dramatiques", déplore encore Patrick Haddad. "Il y a un complotisme local qui continue d'être alimenté par les réseaux sociaux."

"On n'a pas attendu les réseaux sociaux pour s'informer entre proches sur un véhicule suspect garé aux abords d'une école", analyse pour Le Monde Aurore Van de Winkel, chercheuse spécialisée dans l'étude des phénomènes de rumeurs. "Avant, ça se faisait par le bouche-à-oreille ou par téléphone, aujourd'hui ça passe par les réseaux sociaux, ça se diffuse donc de manière encore plus rapide et large", note-t-elle. "Les démentis des autorités, quant à eux, n'atteignent pas les gens car ils ne suivent pas les bons comptes ou parce qu'ils sont noyés sous les messages qui relaient la rumeur."

"Déterminer qui est derrière tout ça". "Tant qu'on recevra des vidéos…", soupire ainsi Samia, mère de famille interrogée par Europe 1 devant une école de Clichy-sous-Bois, mardi. "Apparemment, encore hier (lundi, ndlr), il s'est passé des choses. On a entendu qu'il y a un bébé qui a failli se faire kidnapper." Évoquant le même "doute", plusieurs associations locales, comme le football club de Bonnières-Freneuse, dans les Yvelines, se sont fait le relais de "plusieurs alertes", incitant les parents à la prudence.

Invité de Franceinfo, mercredi matin, le chef de file des députés En marche Gilles Legendre s'est dit "très favorable" à des sanctions financières pour les réseaux sociaux sur lesquels les rumeurs ont commencé à circuler, avant de reconnaître : "Techniquement, c'est très compliqué de déterminer qui est derrière tout ça."

 

Trois comparutions immédiates à Bobigny

Trois majeurs soupçonnés d'avoir participé à une opération punitive contre des Roms occupant un pavillon à Clichy-sous-Bois doivent être jugés en comparution immédiate mercredi à Bobigny, tandis qu'un mineur doit être présenté à un juge des enfants. Onze personnes sont par ailleurs toujours en garde à vue pour des violences commises à Bobigny. Quatre Roms, arrêtés alors qu'ils étaient "armés de bâtons pour se défendre", ont été relâchés mardi, selon une source policière.