Cinq heures par jour pour 80 euros par mois : voilà le quotidien des "travailleurs du clic"

Des anonymes sont payés pour cliquer sur des sites ou répondre à des sondages en ligne.
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Virginie Salmen, édité par Margaux Baralon , modifié à
ENQUÊTE - Ces personnes sont payées quelques centimes pour scripter des vidéos, répondre à des sondages en ligne ou simplement passer quelques secondes sur la première page de sites internet de marques.
ENQUÊTE

On les appelle les "travailleurs du clic". Chaque jour, toute la journée ou seulement quelques heures par mois, des dizaines de milliers d'anonymes remplissent des petites tâches sur internet pour quelques centimes d'euros. Sans aucun cadre législatif.

Pour une courte vidéo à scripter, chaque phrase rapporte 2 centimes. Répondre à un sondage ? C'est 12 centimes. Certains de ces ouvriers modernes, comme Magali Tostiva, sont payés à "rester 30 à 40 secondes sur la première page d'un site" ou pour "s'inscrire sur des sites tels que celui d'H&M", ce qui rapporte entre 9 centimes et 1,20 euro. Cette mère de cinq enfants, qui vit dans la région bordelaise, gagne ainsi "20 euros par mois, voire même un peu plus". Elle a décidé de s'y mettre au moment de la naissance de son cinquième bébé, en cliquant sur une publicité qui lui proposait de gagner de l'argent facilement. "Je me disais que ça allait faire deux paquets de couches gratuits, qui sortiraient du budget alloué aux enfants."

Un travail réclamé par les marques

Ces "travailleurs du clic" ont entre 15 et 75 ans, sont étudiants, salariés, retraités ou encore mères au foyer. Les petites sommes accumulées viennent arrondir les fins de mois, voire constituent un (très) petit salaire. Derrière, on retrouve beaucoup de marques de vêtements, d'assurances ou de produits alimentaires qui, jusqu'ici, commandaient des études marketing. Désormais, il est plus rentable de sous-traiter avec des plateformes sur Internet qui font travailler les ouvriers du clic, Moolineo ou même Amazon.

" On met en relation notre panel d'utilisateurs avec des marques, qui nous rémunèrent pour avoir des réponses à leurs questions. "

"Pour les marques, c'est quelque chose de très intéressant", confirme un expert du secteur. "On a des instituts de sondage et des grosses marques qui travaillent avec nous, comme PMU, la Française des Jeux... On met en relation notre panel d'utilisateurs avec ces marques, qui nous rémunèrent pour avoir des réponses à leurs questions. Cela peut être des questions sur les habitudes de vie, sur la consommation, sur énormément de choses. Et nous, on partage cette rémunération avec nos utilisateurs." Tous ces sondages - ou ces enquêtes - servent par exemple à améliorer la précision des assistants vocaux ou celle des logiciels de voitures autonomes. 

Des travailleurs sans protection

Le problème, c'est qu'il n'y a ni réglementation ni cadre juridique. Le phénomène, connu depuis peu, n'a pour l'instant fait l'objet que d'une étude à l'échelle nationale, qui s'apprête à sortir en France. Elle conclut qu'il y a environ 250.000 travailleurs du clic occasionnels et 50.000 réguliers. "Globalement, on n'est pas très conscients de ce qui se passe", explique Paola Tubaro, sociologue au CNRS qui a travaillé sur cette étude. "Ces travailleurs sont là mais on ne les voit pas. Ils travaillent dans des conditions peu claires. Cela rappelle d'autres tâches dans l'histoire, comme le travail à la pièce au moment des débuts de l'industrialisation. C'est un travail sans protection."

Reste que, pour les principaux concernés, il n'est pas toujours question de parler d'exploitation. Aurélie, une ancienne coiffeuse qui habite Antibes et ne peut plus travailler pour des raisons de santé, consacre 35 heures par semaine à cliquer pour... 80 euros par mois. Mais pas question pour elle de se plaindre : "De nos jours, 80 euros c'est quand même 80 euros. À la fin de l'année, ça fait un petit pécule sympathique en étant dans le canapé et en répondant à des sondages."

L'étude à paraître pointe une incohérence : c'est à l'homme qu'on demande désormais des tâches répétitives et laborieuses, au service des robots et des algorithmes, alors que l'ère industrielle avait mis des dizaines d'années à installer le contraire. Il faut donc, selon ces chercheurs, légiférer. Et vite.