Swamp Thing 3 4:47
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Dans les années 1980, Alan Moore, qui n'était pas encore l'auteur légendaire de comics qu'il sera par la suite, prenait en main "Swamp Thing", une histoire de monstre végétal en perte de vitesse. Rééditée par Urban Comics dans une intégrale pléthorique, cette saga magnifique est à (re)découvrir pour ses évocations politiques révolutionnaires et ses dessins psychédéliques.

Sans cesse en train de réinventer ses héros, le monde des comics est parfois insaisissable pour les lecteurs débutants. Pour rendre leurs séries plus accessibles, les éditeurs publient donc régulièrement des récits complets, sous forme d'intégrales, permettant de (re)découvrir des personnages et des sagas, aussi bien les plus cultes que les oubliées. Dernière en date, Swamp Thing, alias la Créature du Marais, un monstre créé dans les années 1970 puis revisité par Alan Moore, légendaire auteur de BD, dans les années 1980. C'est ce bijou d'une richesse littéraire insoupçonnée, sans hésiter l'un des plus grands comics jamais écrit, que réédite Urban Comics.

Un monstre de BD sauvé par le cinéma

Créé par Len Wein et Bernie Wrightson en 1971, Swamp Thing est d'abord une histoire de monstres comme il en existait tant à cette époque où le genre horrifique faisait fureur. L'accueil positif du public pousse l'éditeur DC Comics à lancer une série mettant en scène le personnage. Soit l’histoire d’Alec Holland, un biologiste qui mène des recherches dans un marais en Louisiane. Un jour, des concurrents font exploser son labo. Brûlé vif, le scientifique s’effondre dans la vase où se mélange aussi le produit de ses recherches. Une sorte de fusion s’opère alors : Alec Holland meurt mais son esprit, incorporé à l’environnement, donne naissance à un monstre, la Créature du Marais, amas de boue et de plantes à visage humain.

Après avoir connu un certain succès, Swamp Thing s'essouffle et en 1976, la série, devenue un mélange mal arrangé de science-fiction, d'horreur et de fantasy, est arrêtée. Mais Wes Craven, jeune réalisateur de films d'horreur (La colline a des yeux puis, plus tardLes griffes de la nuit), estime que la Créature a du potentiel. Il se lance donc dans une adaptation du comics qui sort en 1982. Film de monstre à petit budget, Swamp Thing ne reste pas dans les mémoires. Mais DC Comics veut capitaliser sur le film et décide de relancer la saga. C'est là qu'Alan Moore entre en scène.

De l'histoire de monstre au manifeste politique

La maison-mère de Batman et Superman a repéré cet auteur de comics britannique pour son travail sur des œuvres mineures et lui confie Swamp Thing. C'est une double révélation : Alan Moore va reconstruire de fond en comble l'histoire de la Créature du Marais pour en faire une oeuvre majeure du genre et accéder ainsi au rang d'auteur culte (il travaille en parallèle sur un roman graphique passé à la postérité, V pour Vendetta). Il fait de ce monstre, à l’origine très primitif, un héros paradoxalement très humain.

Les premiers chapitres de sa saga, au cours desquels la Créature prend conscience de ce qu’elle est, sont d’une humanité bouleversante. Acceptant qu'elle n'est plus Alec Holland, la Créature s'ouvre à une forme supérieure de conscience et devient un élémentaire, un héraut de la nature. Alan Moore livre ainsi un manifeste précurseur pour la défense de l’environnement. 

Swamp Thing 2

Moins de monstres et peu de combats : dans cette nouvelle version de Swamp Thing, le mal est partout et surtout dans l'esprit des hommes. À travers le pitch un peu "nanar" de la saga, l'auteur britannique, qui fourmille d'idées folles, aborde aussi des questions de sociétés brûlantes comme l’enfouissement des déchets nucléaires, le contrôle des armes à feu, les fantômes esclavagistes du sud des États-Unis et même les menstruations, sujet pourtant tabou.

Certains chapitres sont tellement subversifs qu'ils sont désapprouvés par l'autorité de contrôle des comics en vigueur à l'époque. Le tout servi par une plume impressionnante, bien au-dessus des standards rudimentaires des comics.

Des dessins psychédéliques

En plus de ce fond étonnamment politique, la renaissance de Swamp Thing doit également beaucoup à un autre homme, le dessinateur Stephen Bissette, quasiment co-auteur d'Alan Moore dans les faits. Avec Rick Veitch (dessin), John Totleben (encrage) et Tatjana Wood (couleur), il forme une équipe qui expérimente tous azimuts et fait exploser les codes des comics avec des dessins psychédéliques. C’est un feu d’artifice de couleurs, avec des cases qui se chevauchent ou se superposent. À ce titre, le chapitre "Mort et Amour", dans lequel la Créature et son amie humaine Abby font l'amour à travers une expérience hallucinogène, est proprement extraordinaire, la lecture passant de l'horizontal au vertical d'une page à l'autre.

Swamp Thing

Stephen Bissette donne vie à l'univers fantastique imaginé par Alan Moore, un monde peuplé de démons déguisés en hommes, de vampires punks, de sectes sataniques, le tout dans le cadre inhabituel d’un marais luxuriant. Chaque chapitre offre une richesse visuelle inédite, quelques pages pouvant légitimement être qualifiées d’œuvres d'art. C’est cette alliance de la forme et du fond qui fait de Swamp Thing un comics hors-norme et même, disons-le, un chef d’oeuvre de la littérature. Bissette quitte Swamp Thing en 1985 et Moore l'imite en 1987. Lassé, le Britannique s'en va créer un autre comics qui deviendra culte, Watchmen, avant de livrer une immense histoire de Batman (The Killing Joke). Sans eux, la Créature ne retrouvera ni son attrait, ni son succès.

L'intégrale en trois volumes éditée par Urban Comics couvre uniquement la saga d'Alan Moore, qui court donc sur quatre ans et une soixantaine de chapitres. Copieuse avec ses quelques 400 pages par tome, elle rend justice à son travail et à celui des dessinateurs avec de nombreuses pages bonus et des préfaces prestigieuses. Il y a déjà deux volumes disponibles, le troisième sortira en librairie le 28 août.