Pierre Gagnaire : "Je cuisine comme je respire, avec mes sentiments"

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Aurélie Dupuy
Loin d'être une vocation, la cuisine a finalement gagné le cœur du grand chef cuisinier Pierre Gagnaire, grâce à l'émotion. Devenu l'un des plus grands représentants de la gastronomie, il s'est confié dimanche au micro d'Europe 1.
INTERVIEW

Il est l'un des chefs les plus considérés au monde, un cuisinier d'instinct que rien ne prédisposait pourtant à la cuisine. Pour tenter d'éclairer ce paradoxe, Frédéric Taddéï est parti dimanche "en balade avec" Pierre Gagnaire. Rendez-vous était donné à l'une des tables parisiennes du chef, au Gaya, 6 rue Saint-Simon, la nouvelle adresse du bistrot chic qui se trouvait auparavant rue du Bac.

"Bouillon Zezette". Le "bouillon Zezette" n'est pas à la carte, mais ce plat relativement simple de prime abord reste l'une signatures de Pierre Gagnaire. "C’est un peu ma cuisine. Je cuisine comme je respire, avec mes sentiments", ajoute-t-il. Pourtant, le grand cuisinier n’avait pas du tout la vocation. "Comme je n’avais pas d’autre envie, je suis resté sur ce qu’on m’avait mis dans les pattes", c'est-à-dire les fourneaux, un terrain connu par ses parents qui avaient déjà un restaurant gastronomique, une étoile.

"Il était là un peu par hasard, comme j'ai failli l'être". Sauf que pour eux non plus, la gastronomie n'était pas une passion. "Mon père était dans du bien pesé, bien compté, il s’ennuyait ferme. C'était un homme de la campagne. Il était là un peu par hasard, comme moi j’ai failli l’être. C’est ce malentendu qui a fait ma force et qui a aussi fait mes échecs, parce qu’ils viennent d’une totale impréparation. Mon horizon, c’était une assiette qu’il fallait remplir chaque jour. C’est un peu court comme projet", raille le chef. Tout change avec ce déclic : "Lorsque j’ai compris que la cuisine pouvait créer des émotions, créer du lien et tout simplement donner du sens à ma vie."

Entendu sur europe1 :
J’ai beaucoup de défauts en cuisine. J’ai du mal à désosser une côte de veau, du mal à faire une belle poularde bien ficelée

"Une bibliothèque de goûts". Au bar du Gaya, le chef souligne d'ailleurs ses lacunes : "Je goûtais très mal le vin et depuis quelques années, ça y est, j’apprécie." Même sa cuisine, il ne la déguste qu'avec parcimonie. "Je la goûte un peu plus qu’avant mais pas tant que ça. J’ai beaucoup de défauts en cuisine. J’ai du mal à désosser une côte de veau, du mal à faire une belle poularde bien ficelée." Mais pour contrebalancer cet aspect-là, Pierre Gagnaire a un atout, sans doute un don : "Le goût, j’ai un truc qui permet de passer l’étape de dégustation. C’est très mental." Sa femme, l'auteure Sylvie Le Bihan le dira autrement un peu plus tard : "Pierre a une concentration, il va se mettre au travail, il a comme une sorte de bibliothèque de goûts dans sa tête et il sait si les choses vont aller ensemble ou pas."

"Un équipage". Depuis qu'il a découvert les émotions que pouvaient faire naître son métier, cuisiner reste son "moteur". "Le cœur de ma vie, cet instant magique où je me retrouve face à moi. Il faut trouver le rapport au temps et le rapport au volume que la personne peut ingurgiter. Ce sont des choses très terre à terre. Après, il y a le rapport aux équipes. On engage des gens, des vies, de l’argent. C’est un équipage. On doit les embarquer dans notre histoire", assure le chef qui emploie plus de 500 personnes à travers le monde, dans ses divers restaurants, de Tokyo à Dubaï en passant par Londres ou Berlin. "À Paris, on est presque 80. Ce sont des belles histoires d’amitié, de relations fortes, de projets avec des gens qui croient à ce qu’ils font. L’aspect humain prend de plus en plus de place", explique-t-il.

Entendu sur europe1 :
Je vis dans les cuisines. Je ne connais pas beaucoup Paris en fait. Je sors assez peu. Pour moi, la valeur étalon, c’est trois étoiles, et ça, je ne veux vraiment pas que ça bouge

"La valeur étalon, c'est trois étoiles". Le temps est venu d'aller rue du Bac où il a fait naître un restaurant italien, Piero. Son troisième établissement dans la capitale est son sommet, Le Balzac, trois macarons au Michelin depuis 25 ans. "Je vis dans les cuisines. Je ne connais pas beaucoup Paris en fait. Je sors assez peu. Pour moi, la valeur étalon, c’est trois étoiles, et ça, je ne veux vraiment pas que ça bouge. Pour ne pas que ça bouge, il faut que ça bouge justement ! On a des prix quand même conséquents et il faut que lorsque les gens viennent, ils vivent une vraie expérience." Si le chef a ainsi la consécration des récompenses, il a aussi connu de grosses déconvenues, notamment avec la faillite de son premier restaurant à Saint-Étienne, pourtant aussi auréolé à l'époque de trois étoiles au guide rouge. Quand ce restaurant a fermé, Pierre Gagnaire n'avait plus rien. Arrivé à Paris, ce sont ses amis qui l’ont remis en selle, les banques ne voulant plus lui prêter d’argent.

"J'ai réussi mon coup". S'il fait le bilan, celui qui n'avait pas la vocation a su grimper tous les échelons. "Je suis heureux parce que j’ai réussi mon coup", glisse-t-il, tout en reconnaissant avec lucidité ce que ça lui a coûté : "Il y a combien de concerts que je n’ai pas vus ? De livres que je n’ai pas lus ? D’amis qui aujourd’hui sont morts dont je n’ai pas profités ?"