Comment écrit-on une "uchronie" ?

Montage photo : Dans La Part de l'autre,  Eric-Emmanuel Schmitt imagine que c'est la science allemande qui a envoyé le premier homme sur la lune.
Montage photo : Dans La Part de l'autre, Eric-Emmanuel Schmitt imagine que c'est la science allemande qui a envoyé le premier homme sur la lune. © REUTERS
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LITTÉRATURE - Europe1.fr a demandé à Eric-Emmanuel Schmitt et à Michel Pagel comment on réécrit l'Histoire. 

Et si Hitler avait décroché le concours des Beaux-arts ? Si Jules César avait été tué à Alésia ? Et si la Guerre de Cent Ans avait duré… 1.000 ans ? Ces scénarios, des écrivains les ont imaginés et développés. Eric-Emmanuel Schmitt dans son bestseller La part de l'autre, sorti en 2001, imagine, à travers deux récits parallèles, le monde si Hitler était devenu un artiste. Michel Pagel est aussi l'auteur de plusieurs "uchronies", comme L'Equilibre des Paradoxes. Dans Le Dernier des Francs, il imagine que Vercingétorix l'emporte lors de la bataille d'Alésia. Situant l'action principale du roman 800 ans plus tard, il décrit alors "une Europe aux frontières et aux institutions très différentes de ce qu'elles étaient dans notre monde en l'an 800. En gros, l'Antiquité n'a pas cédé la place au Moyen-âge", résume-t-il.  Ces récits alternatifs demandent, outre une belle capacité d'imagination, de très sérieuses recherches. Les auteurs nous en disent plus sur ce que Pascal avait, lui, envisagé en une phrase : "Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé."

C'est quoi une uchronie ? "Ce qui distingue une uchronie", explique Michel Pagel, l'auteur de plusieurs récits alternatifs, "c'est le point de divergence avec notre monde. Il peut être de n'importe quel ordre : la suppression ou l'ajout d'un personnage clef, mais aussi les fortunes de la guerre : Napoléon gagne à Waterloo ou perd à Austerlitz, l'Allemagne gagne la Seconde Guerre Mondiale ou encore, comme dans le texte de Pierre Pelot, Après le déluge, l'arche de Noé a coulé. Le jeu consiste ensuite à se projeter dans l'avenir avec ces éléments nouveaux et à imaginer ce que serait notre histoire dans ces conditions nouvelles."

Dans Inglourious Basterds, Quentin Tarantino refait l'Histoire : Pendant l'occupation de la France par les Nazis, un groupe de Juifs américains montent un plan pour assassiner Adolf Hitler... et y parviennent :

Comment on s'y prend ? Pour écrire, Michel Pagel a "plongé dans les livres d'histoire" et effectué d'innombrables recherches sur Internet. "Je dirais que le travail est à peu près l'équivalent de celui qu'il faut fournir pour écrire un roman historique traditionnel, et qu'il se double ensuite d'une réflexion historico-politique non négligeable pour imaginer les conséquences du point de divergence", explique l'auteur du Dernier des Francs.

Eric-Emmanuel Schmitt évoque aussi "des années et des années de travail", et cela malgré sa "bonne connaissance" de la période qui l'occupait. Il a aussi "beaucoup travaillé avec les historiens anglo-saxons, qui sont les plus forts sur cette période", confie-t-il. Pour La part de l'autre, l'écrivain avait toujours "un pied dans l'histoire et un pied dans l'imagination", explique-t-il à Europe 1. Mais les deux étaient intimement liés. "J'ai fait des arbres des possibles". Partant de tel événement il se demandait ce qui se serait passé s'il n'avait pas eu lieu et ainsi de suite. "J'ai donc reconstitué une histoire de l'Allemagne, de l'Europe et donc du monde où il n'y aurait pas eu Adolf Hitler et sa composante antisémite", explique-t-il.

La Part de l'autre 500X620

"J'ai alors écrit à la fois l'histoire d'Adolf Hitler le vrai, celui qui rate les Beaux-arts, qui va devenir un clochard puis qui va être socialisé par la guerre et ensuite, va mener la carrière politique que l'on sait pour aller jusqu'aux atrocités qu'on connaît.  Et de l'autre côté Adolf H, le même, mais qui réussit l'école des Beaux-arts et qui va lui, se construire plus du tout sur la frustration, le manque et sur une interprétation paranoïaque du monde. Le déplacement progressif de ses limites va peut être lui permettre de conquérir son humanité."

Une toute autre histoire du monde… Une histoire de l'Allemagne sans l'Hitler dictateur ça donne quoi ? "Ça fait une toute autre histoire du monde", confie l'auteur de La part de l'autre, "il n'y aurait pas forcément eu une course à l'armement, ni l'impérialisme américain que l'on connaît", précise-t-il. "Et ça m'amusait d'imaginer qu'à ce moment là, peut-être qu'une grande partie de l'Europe intellectuelle, savante et artistique n'aurait pas immigré vers les Etats-Unis, qu'il y aurait sûrement plus de Prix Nobel européens qu'américains. L'Amérique serait restée un peu 'provinciale', à l'écart du monde, les Etats-Unis ne seraient pas du tout la puissance qui intervient dans le monde entier. Et je suis même allé jusqu'à imaginer que c'était la science allemande qui avait envoyé le premier homme sur la lune…"

Image modifiée du 1er homme sur la lune

© REUTERS

Montage : et si le premier homme à avoir marché sur la lune n'avait pas été pas l'astronaute américain Neil Armstrong, mais un astronaute allemand ?  

Dans les livres de Michel Pagel, l'Histoire prend aussi une toute autre tournure. Le Petit Coup d'épée de Maurevert, une nouvelle uchronique dans l'anthologie Divergences 001, imagine que "le futur Henri IV est assassiné pendant la Saint-Barthélemy et n'est donc pas là pour reprendre le trône de France à la mort d'Henri III", raconte l'auteur. "Le jeu des successions fait que le pouvoir arrive entre les mains de gens qui, dans notre monde, ne l'ont jamais eu, au point que le protestant Sully et le catholique Richelieu finissent par s'unir au nom de la France et par proclamer la République avec 150 ans d'avance, pour évacuer le problème de guerre de religions."

L'équilibre des paradoxes

L'importance de la vraisemblance. L'apparence de réalité est essentielle quand on écrit une uchronie. "On peut prendre chaque page et me demander pourquoi j'ai fait ça, j'ai des arguments historiques", assure Eric-Emmanuel Schmitt. "Alors bien sûr ça reste de la politique ou de la géopolitique fiction", concède l'auteur, "mais je trouve que c'est très bien d'éclairer ce qui est ou ce qui a été par ce qui aurait pu être, ou ne pas être", raconte l'écrivain.

"En règle générale, il faut que tous les éléments qui ne relèvent pas du postulat science-fictif proprement dit soient parfaitement exacts", explique Michel Pagel. "Il ne suffit pas de dire que Napoléon a perdu à Austerlitz, par exemple, encore faut-il expliquer pourquoi et de manière convaincante, donc étudier l'histoire, comprendre les mécanismes politiques de l'époque, le schéma de la bataille concernée, et se demander comment le sort aurait pu tourner en sens inverse". Autre contrainte, éviter de faire appel à des "solutions de facilités", comme les appelle Michel Pagel, en faisant intervenir "un deus-ex-machina tel qu'un extraterrestre aux pouvoirs surpuissants".  

L'effet papillon raconte que si l'on pouvait retourner dans le passé et changer quelques détails de notre vie, tout ce qui en découle serait modifié : 

Réécrire l'histoire pour mieux la comprendre. L'uchronie, qu'on écrit "pour s'amuser et dans l'espoir d'amuser les autres", selon Michel Pagel, comporte aussi "une dimension plus philosophique". 

Eric-Emmanuel Schmitt évoque de son côté "un processus complexe, voire piégeant" à l'œuvre dans La part de l'autre. En mêlant un récit uchronique au récit historique, il empêche le lecteur de perdre de vue la réalité. Le livre lui a ainsi permis de faire passer un propos philosophique et moral : "Le monstre est l' un de nos possibles. Le monstre, c'est quelque chose que nous portons en nous et qui peut tout à fait exister si nous nous laissons aller. Si nous nous laissons aller à chercher les coupables plutôt que d'analyser la complexité du réel, si nous nous laissons aller à penser que nous avons toujours raison, ou encore à simplifier le réel."