Eve Ensler 2:07
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Sophie Larmoyer, édité par Margaux Lannuzel , modifié à
Invitée exceptionnelle des "Carnets du Monde", sur Europe 1, l'écrivaine, dont le livre "Pardon" vient d'être publié en France, a longuement évoqué les violences subies pendant son enfance, mais aussi les multiples initiatives auxquelles elle participe pour promouvoir les droits des femmes. 
INTERVIEW

Les consciences évoluent progressivement, depuis l'affaire Weinstein et jusqu'au scandale provoqué par la sortie du livre de Vanessa Springora, racontant la relation sous emprise qu'elle a entretenu avec l'écrivain Gabriel Matzneff, alors qu'elle n'avait même pas 14 ans. L'écrivaine Eve Ensler, auteure des Monologues du vagin, n'a elle pas attendu : elle se bat depuis des dizaines d'années pour faire progresser les droits des femmes. De passage à Paris au mois d'octobre, l'Américaine a accordé une interview exceptionnelle aux Carnets du Monde, sur Europe 1. 

Votre dernier livre vient d’être publié en France. The Apology [Pardon, en France] est une lettre - imaginée - de votre père, l’homme qui a abusé de vous pendant votre enfance. Votre père est parti depuis plus de 30 ans maintenant, sans vous avoir exprimé ses remords. Pourquoi avez-vous choisi de le "rappeler" de cette façon ?

C’est une bonne question… Parce qu’il n’est jamais parti. Je crois que ceux qui commettent ces abus et ne s’excusent jamais ne partent jamais. Et vous avez toujours faim de ce pardon. Et quand il était vivant, je me disais toujours : "là, ça va être le moment où il va le dire". Et jamais il ne l’a dit. Et 31 ans après sa mort, il y a toujours une part de moi qui aspire ardemment à cette demande de pardon. Parce que ne pas demander pardon c’est ne pas reconnaître que c’est arrivé. Ils ne disent pas : "la vérité est la vérité, ce que tu dis s’est bel et bien passé". Et il n’y a aucun moyen de tourner la page.

Et la seconde raison, je crois, c’est que je travaille dans ce mouvement pour mettre fin aux violences envers les femmes et les filles depuis plus de 25 ans… Je vois ce que les femmes ont fait, on a raconté nos histoires, on a brisé le silence, ouvert des refuges... Mais même avec #MeToo récemment, quand avons-nous vu un homme s’avancer et faire des excuses publiques pour ce qu’il a fait ? Jamais ! En 16.000 ans de patriarcat ! Donc une part de moi s’est dit : "peut-être que je pourrais écrire ce que j’avais besoin d’entendre, de la manière dont j’aurais aimé l’entendre. Ça pourrait être un modèle possible pour les hommes, et en lisant, ils se diraient : 'voilà quelque-chose que je peux faire'."

Vous espérez inspirer des hommes…

Oui… Ce serait une inspiration.

Il y a dans votre livre un paradoxe : vous expliquez que vous avez écrit à votre père de nombreuses lettres d'excuses quand vous étiez petite... En implorant son pardon ! 

Oui, c’est un énorme paradoxe. Je demandais toujours pardon à mon père parce que je savais que c’était le seul moyen de ne plus être battue ou punie. Mais aussi, je crois que je croyais secrètement que si je m’excusais beaucoup, un jour il dirait : "je suis désolé aussi".

On peut comparer ça au sentiment de culpabilité que les filles et les femmes expriment souvent quand elles sont victimes de violences conjugales…

Complètement. Comme beaucoup de filles, pendant une grande partie de mon enfance, tout ce que j’ai dit c’est que j’étais désolée. Et il y a tellement de niveaux de compréhension : "Je suis désolée d’avoir été abusée", "Je suis désolée d’avoir trahi ma mère quand mon père me violait", "Je suis désolée de ne pas avoir pu l’arrêter", "Je suis désolée d’avoir existé", "Je suis désolée, je suis désolée"… Je ne suis que ça : une personne désolée, un être désolé. Et donc écrire son pardon à lui, c’était pour moi une rédemption et une révolution.

C’est parfois dur de lire cette lettre. Parce que vous y décrivez les viols subis entre vos 5 et 10 ans, et tant d’autres violences. Votre père vous battait, il menaçait de vous poignarder, vous infligeait des brimades, des humiliations. Il a fait tout ce qu’il pouvait pour vous dénigrer, vous décrivant aux autres comme une menteuse, une fille injuste. Et ça jusqu’aux derniers instants de sa vie. Vous partagez avec nous tous ces actes terribles… Est-ce que vous avez essayé d’expliquer, au fond, ce qui n’a pas de sens ?

Ce n’est peut-être pas sensé, c’est une évocation, un exercice imaginaire… Mais je crois que nous devons regarder derrière tous ces comportements terribles pour en comprendre l’origine. Sinon on ne brisera jamais ce cycle de punitions et de violences. Et je crois qu’il y a une différence entre "explication" et "justification". Dans ce livre, j’ai voulu que mon père remonte dans son enfance et se demande : "Qu’est ce qui m’est arrivé, avec cette éducation patriarcale, le fait d’avoir été adoré - adoré, pas aimé - par ma mère ? Tout ce qui a créé cette inhumanité en moi : ne pas avoir eu le droit d’être vulnérable, d’être tendre, ne pas avoir eu le droit de pleurer, ou d’avoir des doutes, ou de se questionner. Qu’est ce qui s’est passé pour que je devienne cet homme qui a violé sa fille sexuellement et physiquement ?"

Expliquer mais pas excuser…

Exactement. Expliquer mais pas justifier.

Cette lettre parle aussi de résistance. Personne ne s’est interposé dans la famille, personne ne vous a aidée. Mais vous avez réussi à vous mettre hors de portée et à vous reconstruire. Toute seule.

Oui je l’ai fait. Plus tard, il y a beaucoup de gens qui m’ont aidée. Mais enfant, j’avais des amis imaginaires, que je pouvais appeler et qui allaient venir s’occuper de moi, ils étaient toujours sur le point d’arriver. Je crois que mon imagination, est LA chose qui m’a permis de continuer. J’imaginais un autre futur, dans une autre famille, j’imaginais que j’avais des amis. Et je crois que d’une certaine manière, c’est ce qu’on devrait continuer de faire aujourd’hui : face à la catastrophe climatique, à l’extinction qui nous guette, on doit vraiment faire un effort d’imagination pour voir un monde dans lequel on pourrait et on voudrait vivre. Et ce n’est pas le nôtre aujourd’hui.

Vous dites aussi que lire et écrire vous a beaucoup aidée…

Je crois qu’écrire mon journal, là encore, ça me permettait d’imaginer. Et aussi d'être capable d’identifier mes sentiments et de réussir à écrire ce qu’il se passait en moi, donc de ne pas être seule avec ça. C’est devenu un compagnon, l’écriture est devenue mon amie et je crois que cela m’a appris que l’écriture peut transformer le poison en remède. Qu’on peut s’emparer de ce qui nous a presque détruit, pour en faire quelque-chose qui, peut-être, pourra être utile à d’autres.

Vous avez dit que le pardon des hommes était nécessaire aujourd’hui pour aller de l’avant… Est-ce que vous avez l'impression que de plus en plus d’hommes sont des partenaires dans cette bataille ?

Ce qui m’a surpris quand le livre a été publié aux États-Unis et en Grande-Bretagne, c’est le nombre d’hommes qui m’ont écrit, le nombre d’hommes qui m’ont interviewée sur le livre, qui en ont bien parlé, qui se sont ouvert… Ça, c’est très encourageant. Et cela m’a montré qu’il y avait beaucoup plus d’hommes que je ne le soupçonnais qui cherchent des voies pour que cela change. Qui ont peut-être fait des choses dont ils ont honte ou dont ils ne sont pas fiers, et qui voudraient trouver une manière d’en parler, de corriger le tir, de se remettre en cause. De vraiment revenir en profondeur sur ce qu’ils ont fait, de ressentir ce que leurs victimes ont ressenti et d’assumer leurs responsabilités, aussi pour s’en libérer !

Parce qu’on ne fait pas quelque-chose de terrible ou de mal sans le garder en soi, ensuite, pour toujours. C’est une autre chose que j’ai apprise de mon père : il erre dans les limbes depuis 31 ans parce que tout ce qu’il a fait dans cette vie-là, le poursuit dans sa vie suivante…

Vous militez activement contre les violences envers les filles et les femmes, depuis plus de vingt-cinq ans. Les Monologues du vagin, cette pièce qui est un symbole pour tant de générations de féministes, a été traduite en plus de 48 langues. Elle est jouée dans plus de 140 pays dans le monde, depuis plus de 20 ans. À la fin des années 90, vous avez aussi lancé le V-Day, un mouvement global qui a levé plus de 100 millions de dollars pour aider à en finir avec les violences envers filles et femmes… 

On en est à notre 22ème année de V-Day. C’est dans ce cadre aussi qu’on a lancé "One billion rising" ["Un milliard de personnes se lèvent", ndlr], cette grande mobilisation mondiale qui dure depuis sept ans dans presque 200 pays. On on voudrait tellement que la France soit impliquée ! Donc j’incite vraiment les femmes ici à aller sur le site onebillionrising.org. C'est une mobilisation où les femmes se lèvent contre des formes spécifiques de violences, comme vous en connaissez, en ce moment, en France. Le nombre de féminicides s’envole : déjà 114 femmes ont été assassinées par leurs maris cette année [l'interview a été réalisée en octobre, ndlr]. Les lois doivent changer, les violences conjugales doivent être prises bien plus au sérieux dans ce pays. Et ce serait une très bonne année pour que les femmes, en France, se lèvent.

Et pour que tout cela avance, n’importe quel pays a besoin d’argent…

Oui, exactement. Je crois que ce que devraient faire les autorités - partout mais ici en particulier - c’est allouer des fonds de manière significative, pour faire évoluer la loi mais aussi pour former la police, qui n’est pas du tout au point.  Pour être sûrs que les femmes sachent qu’elles peuvent aller porter plainte, que les lois ne sont plus ces textes ambigus qui les laissent au milieu du gué. Et aussi pour que lorsqu’elles dénoncent la première fois des abus, on les prenne au sérieux et qu’on les protège… sans attendre la douzième fois quand elles sont assassinées et que c’est trop tard !

Les Carnets du monde ont réalisé un reportage au Brésil, où une femme est agressée toutes les quatre minutes. Il y a eu des lois pour lutter contre les violences conjugales mais il y a encore tant à faire. En attendant, une ONG a créé un programme spécial pour offrir des soins dentaires à des femmes victimes de violences : les nouveaux sourires de ces femmes, c’est de la confiance en soi et de l’émancipation…

Je crois, oui. Je crois que quand votre apparence physique a été détruite par la violence, c’est très dur de s’en remettre. Ça me rappelle ces femmes avec lesquelles j’étais au Pakistan, brûlées à l’acide, ou ces femmes au Congo dont les corps avaient été complètement détruits… 

Là-bas, en RDC, vous avez co-fondé la Cité de la Joie avec le Docteur Mukwégué, qui l’an dernier a eu le prix Nobel de la Paix. C’est un endroit où les femmes victimes de terribles violences peuvent transformer leurs souffrances en pouvoir…

Oui, co-fondé aussi avec Christine Schuler Deschryver qui en est la directrice et est pour beaucoup dans sa réussite. C’est absolument époustouflant. C’est vraiment un modèle pour moi, comme ce que font ces dentistes : comment, en aimant ces femmes,  on leur apporte la sécurité, la confiance en soi, la sûreté dont elles ont besoin pour avancer dans le monde. Et je crois que c’est l’un des plus beaux programmes que je n'ai jamais vu. Ça dure six mois, les femmes sont là, elles sont nourries, on leur offre une thérapie. Elles apprennent leurs droits, l’autodéfense. Elles sont choyées et nourries avec du théâtre, des chants, des danses… et quand elles repartent ce sont des leaders !

Pendant ces six mois, les femmes apprennent à transformer leur douleur en pouvoir. 1.300 femmes ont déjà suivi ce programme, elles sont devenues leaders dans leurs communautés, transformant beaucoup de choses autour d’elles. On a aussi une ferme fantastique où des femmes vont apprendre la permaculture après avoir fini leur programme. Comme ça elles repartiront chez elles en apportant ces nouvelles techniques de culture.

Comment expliquez-vous que votre pays se soit opposé à une résolution des Nations-Unies condamnant le viol comme arme de guerre, avec pour seul argument qu’ils sont contre l’avortement ? 

Je ne sais pas de qui c’est encore le pays dans ce genre de cas. En tous cas, ce n’est pas mon président et pas mon administration. Je crois que l'on s’est fait déborder par un fou, qui est fasciste, raciste et misogyne. On a là un "prédateur en chef", qui a été accusé par 25 femmes de violences sexuelles. Donc faut-il être surpris qu’il ne voie pas le viol comme un crime ? Qu'il ne comprenne pas que si vous avez été violée, il y a de bonnes chances que vous ne vouliez pas porter le bébé de votre violeur et que vous voulez avoir la maîtrise de votre corps ?

Ce sont les mêmes qui n’ont pas signé non plus l’Accord de Paris. Leur attitude envers les corps des femmes et la Terre est globalement la même : dans les deux cas ils voient des corps qui peuvent être conquis, violés, dominés, qui peuvent être forés, fracturés, ruinés, sans conséquence ! Et tout ça pour obtenir plus d’argent, plus de satisfaction, plus plus plus… Que ces hommes de pouvoir peuvent arracher à la fois aux corps des femmes et de la Terre.

Il y a deux Amériques !

Oui, il y a vraiment deux Amériques, qui sont en train de se combattre, là… Et j’ai très peur que le "prédateur en chef" se soit mis dans la poche ce ventre-mou de l’Amérique, qui a toujours été là… Je veux dire que la guerre civile n’a jamais vraiment cessé. La misogynie, le racisme ont toujours existé. Mais là, on a la possibilité de changer les choses, d’admettre qu’elles existent et de faire ce travail de pardon dont je parle dans le livre. Ou alors, on va aller dans une direction absolument terrifiante.

Dans un livre que vous aviez écrit en 2013, vous disiez que vous vous sentiez exilée de votre propre corps et que vous cherchiez un moyen d’y retourner. Est-ce que votre tête a finalement retrouvé votre corps ?

Oui, ça y est. Quand j’ai joué ma pièce Dans le corps du Monde, il y a environ un an, là j’ai vraiment senti que j’étais dans mon corps. J’ai déménagé à la campagne, et je vis parmi les arbres, avec les animaux, avec les rivières et ça m’a rattaché à la nature. Et cette connexion m’a ramenée dans mon propre corps. Et je crois que terminer ce livre, Pardon [The Apology, ndlr], était la dernière chose qui me permettait enfin de rentrer à la maison, dans mon corps.

Vous voulez dire que le vieux est finalement parti ?

Vieil homme, va-t’en… C’est ce qu’il dit à la fin !