Les "gilets jaunes", un mouvement de contestation difficile à cerner

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Agrégation de colères, le mouvement des "gilets jaunes" diffère des mobilisations sociales traditionnelles. Sans véritable leader et structuré sur des revendications multiples, cette grogne populaire est difficile à appréhender.
ON DÉCRYPTE

Combien de "gilets jaunes" se mobiliseront samedi ? C’est une question à laquelle personne n’est en mesure de répondre précisément. Même les forces de l'ordre s'en tiennent à des estimations sur le nombre d'événements prévus. Et pour cause : la mobilisation du 17 novembre contre la hausse des taxes sur les carburants est restée jusqu’au bout exclusivement virtuelle, à l’exception de quelques galops d’essais locaux. Organisée principalement sur Facebook, cette contestation citoyenne échappe aux syndicats et aux partis politiques. Une particularité pas si courante pour un phénomène d’une telle ampleur.

Un mouvement social 2.0

Le mouvement des "gilets jaunes" est né sur Facebook, le 10 octobre. Selon une note des services de renseignements, dont le contenu a été divulgué par RTL, il a été initié par huit personnes – cinq hommes et trois femmes – âgées de 27 à 35 ans. Tous liés par la passion des rassemblements automobiles, ils ne présentent en revanche pas de profil militant. Au moins deux d’entre eux sont des chauffeurs routiers de Seine-et-Marne, comme l’explique Libération, les créateurs de l’événement Facebook "Blocage national contre la hausse du carburant". Bref, des anonymes qui profitent de la visibilité offerte par les réseaux sociaux.

Des figures de passage mais pas de leader. Cet anonymat induit l’absence de véritables leaders des "gilets jaunes". Certes, des figures ont pu faire office de porte-voix à un moment bien précis. Ainsi va de Priscillia Ludosky, une automobiliste francilienne qui avait lancé une pétition contre la hausse du prix des carburants en… mai. Au moment où la grogne a pris de l’ampleur mi-octobre, sa pétition a connu un essor spectaculaire puisqu’elle compte désormais 860.000 signatures. Interrogée par plusieurs médias, Priscillia Ludosky a été le premier visage des "gilets jaunes".

Entendu sur europe1 :
Les 'gilets' jaunes n'ont pas de leader, pas d'organisation et pas de perspective

C’est une autre femme qui a ensuite pris le relais : Jacline Mouraud, une hypnothérapeute du Morbihan. Son coup de gueule vidéo publié sur Facebook le 18 octobre, dans lequel elle interpelle avec virulence le gouvernement, a été vu plus de six millions de fois en quelques jours. Face caméra, elle dénonçait une "traque aux conducteurs" et appelait à la mobilisation générale le 17 novembre. Mais si Jacline Gouraud a connu une forte exposition médiatique début novembre, elle ne s’est pas imposée comme véritable porte-parole du mouvement.

Des revendications éparses

Par ailleurs, si les "gilets jaunes" sont difficiles à cerner, c’est aussi parce que leurs revendications sont multiples. Originellement, le mouvement regroupe les automobilistes ulcérés par la hausse des taxes sur le diesel et l’essence. "Une somme de mécontentements ne fait pas un mouvement social, il faut que cela cristallise sur quelque chose et on peut en effet se demander si on n’est pas en train d'assister à cette cristallisation", analyse pour France Bleu Jean-Marie Pernot, politologue à l'Institut de recherches économiques et sociales. "Est-ce que le prix du carburant est un élément déclencheur ou est-ce quelque chose d'isolé ? Nous le verrons samedi."

Pas d’organisateurs. Sauf qu’au fil des jours, la grogne a de plus en plus ciblé une "injustice fiscale" qui va bien au-delà des seuls carburants. Les citoyens en colère critiquent ainsi le prix des péages et du nouveau contrôle technique en même temps que la limitation à 80 km/h sur les routes secondaires, taxée de ne servir qu’à remplir les caisses de l’État sur le dos des automobilistes. Mais d’autres vont bien au-delà : la hausse de la CSG, le gel des pensions de retraite ou encore… la vaccination obligatoire, sont dénoncés sur certains tracts.

Blocage gilets jaunes

Résultat, les "gilets jaunes" inspirent parfois un sentiment d’amateurisme, sans que le terme soit forcément connoté. Ainsi, alors que les forces de l’ordre attendent plus de 1.500 événements organisés partout en France samedi, seule une centaine avait été déclarée en préfecture jeudi, bien que le délai de 72 heures fut déjà dépassé. "Il aurait fallu choisir la légalité si nous étions des organisateurs ! Nous n'avons pas fait de déclaration en préfecture, car nous ne sommes pas des organisateurs, mais des fédérateurs. Il n'y aura pas de service d'ordre", a prévenu Benjamin Cauchy, le porte-parole du groupe Facebook du blocage de Toulouse, sur franceinfo. Une désorganisation qui fait dire à éditorialiste d'Europe 1 Jean-Michel Aphatie que les "gilets jaunes" n'ont "pas de leader, pas d'organisation et pas de perspective"

Syndicats et partis politiques se font discrets

Pas de leaders, des revendications floues : les "gilets jaunes" sont moins bien organisés que les mouvements sociaux traditionnels. Logique puisqu’ils ne s’appuient sur aucune structure. Les syndicats, d’ordinaire prompts à porter les revendications populaires, se font très discrets vis-à-vis de la grogne des automobilistes. "Il est tentant de se dire que l’on pourrait profiter de ce qui semble être une mobilisation massive pour y faire entendre les revendications de la CGT. Ce n’est pas le cas", explique ainsi la CGT, dans une note diffusée à ses organisations le 30 octobre.

Les syndicats sont globalement tous gênés aux entournures par deux points : le risque d’être associé à l’extrême droite qui creuse son sillon au sein des "gilets jaunes" et les revendications trop floues. La CGT et la CFDT, par exemple, ne critiquent pas tant la hausse des taxes sur les carburants (elles sont favorables à la fiscalité écologique) que la redistribution des recettes qu’elles génèrent. Le malaise des organisations syndicales vient aussi du fait qu’elles ont "toujours du mal à soutenir des mobilisations dont elles ne sont pas à l’origine", selon Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, interrogé par Le Monde. "Un mouvement qui prend de l’ampleur et qui réussit, alors même qu’elles ne l’ont ni lancé ni accompagné, montre aussi que ce genre de chose peut se faire sans elles", estime-t-il.

" Même si c'est un succès, ce gouvernement a une capacité à résister aux manifestations "

Risque de récupération politique. Finalement, les "gilets jaunes" s’apparentent à ce que les sociologues anglo-saxons appellent les mouvements "grassroots", ceux qui naissent et grandissent parmi les citoyens ordinaires. Ce type de mobilisation n’a rien de nouveau puisque, dans un sens, les jacqueries paysannes ont donné le "la" de la contestation populaire dès le 16ème siècle. La nouveauté, c’est l’ampleur donnée par les réseaux sociaux, véritables agrégateurs des colères. Récemment, les "gilets jaunes" peuvent rappeler les "bonnets rouges", qui luttaient contre l’écotaxe imposée par l’État. Mais il s’agissait d’abord d’un mouvement régional breton, presque identitaire.

Un mouvement citoyen, par les citoyens et pour les citoyens : voilà comment on pourrait résumer simplement les intentions des "gilets jaunes". Et c’est sans doute ce qui explique les pincettes prises par les partis politiques. À l’exception du mouvement de Nicolas Dupont-Aignan Debout la France, aucun n’a officiellement appelé à bloquer les routes le 17 novembre. Le Rassemblement national tracte et encourage le mouvement mais n’y prendra pas officiellement part. Jean-Luc Mélenchon soutient, lui, la colère contre l’injustice fiscale mais se montre mal à l’aise à propos des "fachos" qui infiltrent les "gilets jaunes". Du côté des Républicains, certains élus participeront à des manifestations mais le parti ne cautionne pas les blocages.

Comment durer ? Inédit dans sa forme, le mouvement des "gilets jaunes" pourra-t-il survivre au-delà du 17 novembre ? "Même si c'est un succès, ce gouvernement a une capacité à résister aux manifestations. Depuis 2010, il y a une grande tradition de se montrer totalement sourd aux mobilisations sociales animées par les syndicats, c’est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les gens se tournent vers d'autres moyens", rappelle le politologue Jean-Marie Pernot, pour France Bleu. Un motif d’espoir pour certains "gilets jaunes", déjà déterminés à s’installer durablement dans le paysage.