Imposer le français sur les chantiers, est-ce légal ?

Le ministre de l'Economie a saisi la direction des affaires juridiques de Bercy sur la "clause Molière"
Le ministre de l'Economie a saisi la direction des affaires juridiques de Bercy sur la "clause Molière" © BORIS HORVAT / AFP
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M.Lo.
Adoptée par la région Ile-de-France, la "clause Molière" veut imposer la langue française sur les chantiers. Une mesure qui serait pourtant contraire au droit européen. 

A son tour, la région Ile-de-France a validé la très contestée "clause Molière". Déjà appliqué en 2016 en Normandie et dans les Hauts-de-France puis en Auvergne-Rhône-Alpes en février dernier, ce texte conditionne l'obtention de commandes publiques aux TPE et PME à l'usage de la langue française sur les chantiers.

Officiellement, il s'agit pour la Région de "garantir la sécurité des travailleurs et des visiteurs ainsi qu'une parfaite compréhension des directives de la direction technique des travaux". Et si les ouvriers du bâtiment ne parlent pas la langue de Molière, "le titulaire du marché sera tenu (…) de veiller à l'intervention d'un interprète".

L'opposition dénonce une mesure discriminatoire. Avec cette directive c'est pourtant un bras de fer sur les travailleurs détachés qui s'engage. Jérôme Chartier (LR), vice-président de la région Ile-de-France et bras-droit de François Fillon, en charge de l'Economie, assurait jeudi : "Cette clause est nécessaire et vise les entreprises étrangères qui viennent avec leurs équipes, sans qu'aucun ne parle français. Il faut que ces entreprises se mettent au niveau, que l'échange sur les chantiers par exemple se fasse en français".

Du côté de l'opposition, le Front de gauche a dénoncé "une mesure illégale alors que Les Républicains ne s'oppose pas au travail détaché", le MoDem y voit un texte "qui discrimine arbitrairement tous les étrangers".

Concrètement, la directive sur les travailleurs détachés permet à un travailleur originaire d'un des Etats membres de l'UE d'exercer son métier en France selon les mêmes conditions de salaire ou de durée de travail que son homologue français. Sauf que les employeurs payent des cotisations sociales du pays d'origine. Ils sont environ 500.000 dans l'Hexagone.

La "clause Molière" respecte-t-elle le droit ? Dans la foulée de l'adoption de cette clause prise par la région Ile-de-France, le ministre de l'Economie a saisi la Direction des affaires juridiques qui devra se prononcer sur la légalité de cette clause. A Bercy, on assure : "Ce sont des mesures racistes, discriminatoires et inapplicables", rapporte vendredi  l'agence Reuters. Déjà, dans le cadre de son application en Auvergne-Rhône-Alpes, Henri-Michel Comet, le préfet saisi par l'opposition, avait tranché : "Cette délibération est non conforme aux textes européens".

L'eurodéputée Elisabeth Morin-Chartier (PPE), auteure d'un rapport sur le détachement des travailleurs, nous rappelle à ce titre les "quatre libertés fondamentales" garanties par l'Union européenne : "liberté de circulation des capitaux, des biens, des citoyens et des services". "Sur le sujet des travailleurs détachés, la liberté de circulation des citoyens et des services doit être respectée, la charte européenne des droits fondamentaux pose l'égalité entre les citoyens", détaille l'eurodéputée.

Si Elisabeth Morin-Chartier ne prononce pas le terme "d'illégalité", elle précise que "toute rupture de cette égalité entre les citoyens ne correspond pas aux valeurs fondamentales de l'Europe". Des "valeurs fondamentales" pourtant consacrées par la législation en vigueur dans les Etats membres de l'Union européenne.

Quels recours possibles ? Si en Auvergne-Rhône-Alpes le préfet a demandé à Laurent Wauquiez de revenir sur sa décision, dans le cas de l'Ile-de-France, c'est Michel Sapin, le ministre de l'Economie, qui a saisi la Direction des affaires juridiques de Bercy. Dans ce cas, "le ministère peut juger qu'il s'agit d'une rupture de l'égalité dans l'échange des services", précise Elisabeth Morin-Chartier.

Et d'autres rappels peuvent venir d'ailleurs : "Un autre pays européen peut déposer un recours", précise l'eurodéputée, tout comme "une entreprise" faisant appel à des travailleurs détachés. Ces recours sont déposés à des "niveaux différents", "auprès de la Cour européenne de Justice notamment". "Mais ce qu'il ne faut pas sous-estimer c'est que le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes (Michel Delpuech, ndlr) a envoyé une lettre de mise en demeure au sujet de la légalité de cette disposition et aujourd'hui ce préfet arrive en Ile-de-France", détaille la députée européenne. "Il y a fort à parier qu'il le fasse aussi devant cette région et c'est le tribunal administratif qui doit examiner cela", poursuit-elle.

Peut-on craindre une multiplication de ce type de mesures ?  Si la "clause Molière" a été adoptée dans quelques régions françaises, "il y a beaucoup d'inquiétude sur sa prolifération en Europe", déplore Elisabeth Morin-Chartier. L'eurodéputée précise que "près de 200.000 Français sont travailleurs détachés dans l'UE", des travailleurs qui pourraient donc eux aussi être touchés par des restrictions similaires.

D'autres pays membres de l'UE se sont attaqués à ce système, comme l'Autriche qui souhaite diminuer l'embauche de travailleurs détachés. Sauf que Vienne ne s'est pas attaqué à la langue parlée sur les chantiers mais a choisi de présenter un projet de prime à la création d'emploi pour les salariés installés durablement dans le pays.

Plus proche de la France, la Belgique voudrait elle aussi imposer le Flamand au travail. Face à cette situation, l'eurodéputée déplore un mouvement plus général : "Il existe 10.000 façons de faire éclater l'Europe et ces clauses qui fleurissent en font partie".