Pourquoi "Chez Nous" n'est pas un film anti-FN

© capture bande-annonce "Chez nous"
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Engagé sans être un brûlot anti-FN, le long métrage de Lucas Belvaux est moins un film politique que le portrait d'une région et de son histoire.

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n'est absolument pas fortuite. En choisissant, dans son dernier film Chez Nous, de parler d'une jeune femme qui, dans une ville du Nord de la France, est approchée par un parti populiste pour devenir tête de liste aux prochaines municipales, Lucas Belvaux s'est attiré les foudres du Front national. Les responsables du parti de Marine Le Pen ont immédiatement crié à la "propagande", vouant aux gémonies une œuvre "clairement anti-FN" dont ils n'ont pourtant pu regarder que la bande-annonce jusqu'ici. Europe 1 a vu le film en avant-première.

Un "écho" de Marine Le Pen et du Front national. À leur décharge, les premières images du long métrage ne laissent guère de place au doute. Ce "Bloc patriotique" qui essaie de trouver sa candidate aux élections locales et organise des meetings complets -pendant lesquels les militants scandent le "on est chez nous !" qui a donné le titre du film- ne peut être qu'une représentation du Front national. La blonde Agnès Dorgelle (Christine Jacob) à sa tête, qui lutte sans relâche pour faire oublier les frasques racistes du père auquel elle a succédé, Lucas Belvaux assume avoir voulu en faire "un écho" de Marine Le Pen. Et tout le monde reconnaîtra dans la ville fictive d'Hénard qui sert de décor à Chez Nous une transposition d'Hénin-Beaumont, fief de la patronne du FN dont la mairie a été remportée par l'un de ses lieutenants en 2014.

 

Un film sur les "vrais gens". Mais s'ils avaient vu le film, Florian Philippot, Nicolas Bay, Gilbert Collard, Steeve Briois et les autres se seraient aperçu que le réalisateur belge s'intéresse peu à Agnès Dorgelle. L'histoire de Chez Nous est d'abord celle de Pauline (Emilie Dequenne), infirmière à domicile qui ne compte ni ses heures ni les kilomètres pour s'occuper de ses patients. Ceux qui sont seuls, vieux, mineurs depuis des générations et voient le monde changer. Ceux qui sont musulmans et vivent dans des cités dont on parle comme d'un pays lointain. Ceux qui n'ont pas grand-chose pour vivre et plus de bus pour rejoindre la grande ville la plus proche, parce qu'il a été supprimé. Pauline, mère célibataire de deux enfants, toute dévouée à ces "vrais gens" dont les politiques parlent tant mais qu'ils côtoient si peu, est la candidate idéale pour représenter le Bloc patriotique. Cette fille de militant communiste si peu intéressée par la politique, et qui ne vote quasiment pas, va finir par s'engager.

Rhétorique frontiste. Tout l'intérêt du film de Lucas Belvaux est là, dans la stratégie déployée par le parti populiste pour infuser les esprits de ces Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Le cinéaste belge accorde un soin tout particulier à retranscrire la rhétorique frontiste consistant à renvoyer droite et gauche dos à dos, à rappeler que ni les uns ni les autres n'ont réussi, une fois au pouvoir, à améliorer significativement le quotidien. Et à se positionner en uniques challengers capables, enfin, de "changer les choses".

Dédiabolisation. Surtout, le Bloc patriotique de la fiction a les mêmes préoccupations que le Front national de la réalité : se racheter une virginité, après avoir été associé à un discours raciste et négationniste, ainsi qu'à des comportements violents. Le personnage de Stanko (Guillaume Gouix), ancien militant écarté par la direction du Bloc à cause de son goût un peu trop prononcé pour les ratonnades contre les migrants et les arabes, rappelle ces identitaires avec lesquels le parti frontiste a des relations tumultueuses.

Autrefois prompt à les exclure pour parfaire sa dédiabolisation, le FN en a aussi intégrés certains comme Philippe Vardon, identitaire niçois devenu conseil régional en Paca, ou Guillaume Pradoura, fondateur des Jeunesses identitaires à Marseille et colistier de Marion Maréchal-Le Pen aux régionales en 2015. Dans le film, le personnage de Philippe Berthier (André Dussollier), médecin respectable très engagé au Bloc patriotique, essaie de convaincre Stanko de disparaître pour ne pas nuire à l'image désormais policée de son parti. Et lui explique que, si seulement il avait accepté de troquer son treillis et sa cagoule pour porter un costume-cravate, il aurait pu rester. "Ce n'est pas parce qu'on change de stratégie qu'on change d'objectif", lui lance-t-il. Voilà résumée toute la stratégie de dédiabolisation du Front national.

Des personnages soignés. Ce n'est pas un hasard si le film est moins bon lorsqu'il s'intéresse au monde politique. La seule scène de meeting sonne faux et les quelques (rares) séquences montrant Agnès Dorgelle (qui, par ailleurs, tient un discours plus proche de celui de Marion Maréchal-Le Pen que de celui de sa tante) et son bras droit discuter stratégie politique font penser à d'autres, vues mille fois dans des téléfilms oubliables. C'est que Lucas Belvaux s'intéresse moins à cet univers qu'à l'autre côté de la barrière.

En face, ceux et celles qui se laissent convaincre par le populisme sont loin d'être tous des imbéciles ou des fachos. Il y a les fatigués, les désespérés, les laissés pour compte. Des riches et des pauvres, des médecins et des ouvriers. À l'exception de celui de Nathalie, enseignante criarde, raciste et amatrice d'intox sur internet, peu crédible, le réalisateur a soigné tous ses personnages. Cela demande un travail d'écriture et beaucoup de sentiments. "La seule chose qui n'a pas changé fondamentalement en 25 ans [de carrière], c'est ma façon d'envisager les personnages. De les regarder, de les aimer. Quels qu'ils soient. D'où qu'ils viennent", explique ainsi Lucas Belvaux.

Les Hauts-de-France, personnage à part entière. En l'occurrence, ceux-là viennent des Hauts-de-France. Longs plans sur les terrils dans le brouillard du petit matin, travellings le long des maisons de briques sombres, personnages attachants et attachés à leur héritage, le réalisateur belge qui connaît si bien la région en fait un portrait magnifique. Il en rappelle l'histoire chargée avec délicatesse, au gré d'une séquence avec un agriculteur qui entasse dans un coin de son champ des obus trouvés pendant les labours, ou encore d'une scène émouvante au stade Bollaert de Lens pendant laquelle, instant de communion qui contraste avec la société qui se fracture, tous les supporters Sang et Or entonnent "Les Corons".

C'est cette terre de charbon, ces hommes (descendants de) mineurs de fond que raconte aussi Lucas Belvaux. Cela lui permet non seulement de donner tort à tous ceux qui ont voulu voir dans son film une tentative de diabolisation des électeurs du Front national, mais aussi –et sûrement était-ce là son objectif premier- de faire du bon cinéma.