Trois questions sur la convocation de journalistes par la DGSI

Les services de renseignement français ont convoqué en l'espace de quatre mois neuf journalistes.
Les services de renseignement français ont convoqué en l'espace de quatre mois neuf journalistes. © GERARD JULIEN / AFP
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Mathilde Belin , modifié à
Les services de renseignement français ont convoqué en quelques semaines plusieurs journalistes de différents médias, après la publication d’articles qui porteraient atteinte à la défense nationale.
ON DÉCRYPTE

Le Monde, Quotidien, Disclose, Radio France… Neuf journalistes ont été convoqués par les services de renseignement français en l’espace de quatre mois, pour des soupçons de "compromission du secret de la défense nationale", dans deux enquêtes distinctes. Ces convocations rapprochées et pour le moins inhabituelles ont soulevé une vague de protestations parmi la profession, et suscitent de nombreuses interrogations sur leur cadre légal.  

Pourquoi des journalistes sont-ils convoqués par la DGSI ?

Les journalistes qui ont été ou vont être convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) sont entendus dans le cadre de deux enquêtes distinctes, l’une portant sur les armes françaises utilisées dans la guerre au Yémen et l’autre sur l’affaire Benalla.

L’affaire Benalla. Concernant cette dernière, Le Monde a annoncé mercredi que la grand reporter Ariane Chemin est convoquée le 29 mai prochain. À l’origine de l’affaire Benalla, la journaliste doit être entendue en audition libre dans le cadre d’une enquête ouverte pour "révélation de l’identité d’un membre des unités des forces spéciales", à savoir Chokri Wakrim, qui a porté plainte après que son nom a été cité dans un article sur l’affaire Benalla. Ce sous-officier de l’armée de l’air et compagnon de l’ex-cheffe de la sécurité à Matignon était lié par un contrat de protection rapprochée avec un homme d’affaires russe, ce qui a conduit à l’ouverture d’une enquête pour corruption. Jeudi, Le Monde a fait savoir que le président du directoire du journal, Louis Dreyfus, était également convoqué par la DGSI le 29 mai, dans les mêmes circonstances que la journaliste Ariane Chemin.

Armes françaises au Yémen. La convocation de ces deux journalistes du Monde fait suite à celle de sept autres journalistes de trois médias différents, ayant pour point commun d’avoir enquêté sur l’utilisation d’armes françaises dans la guerre au Yémen. Mi-mai, trois journalistes - Geoffrey Livolsi et Mathias Destal du site Disclose et Benoît Collombat de Radio France - ont été entendus par la DGSI, là aussi dans le cadre d’une audition libre, à la suite de la publication d’une enquête qui comporte des documents classés "confidentiel défense" relatifs aux armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, impliqués dans le conflit au Yémen. Mercredi, Disclose a annoncé qu’un autre de ses collaborateurs a été convoqué par la DGSI pour les mêmes motifs, le 28 mai prochain. Cette fois, Michel Despratx devrait être entendu comme témoin, et non comme "suspect libre". "En tant que témoin, notre journaliste ne pourra pas être assisté d’un avocat. Il ne pourra pas non plus faire valoir le 'droit au silence'", bien qu’il pourra invoquer le secret des sources, précise le média en ligne.

Une autre journaliste, Valentine Oberti, de l’émission de TMC Quotidien cette fois, a à son tour révélé mercredi avoir été entendue en audition libre par la DGSI le 15 février pour son enquête sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite. Elle a affirmé que l’ingénieur du son et la journaliste reporter d’images qui travaillent avec elle ont également été convoqués, les 11 et 15 avril dernier.

Ces convocations sont-elles fréquentes ? 

Peu de précédents. Tous ces journalistes convoqués et leur direction ont dénoncé une "tentative d’intimidation" de l’État, qui vise selon eux à identifier leurs sources. Et la multiplication des convocations ces dernières semaines a renforcé ce sentiment d’atteinte à la liberté de la presse. D’autant que par le passé, peu de journalistes ont été convoqués par les services de renseignement en raison de leur travail. Selon Checknews, quelques journalistes de cinq médias ont été ainsi entendus par la DGSI entre 2007 et 2017, comme Mediapart, Le Monde, ou encore La Croix. Là encore, il était question de "compromission du secret de la défense nationale". Si la cellule de fact checking de Libération précise bien que "cette liste n’a pas valeur d’exhaustivité", elle montre que des journalistes ne sont pas ainsi convoqués toutes les semaines par la DGSI, comme cela peut l’être ces dernières semaines.

Vague de protestations. C’est pourquoi ces récentes convocations ont suscité une levée de boucliers, notamment dans la profession. Le Monde a dénoncé une "forme de banalisation de ce type de convocation", tandis que Disclose parle d’une "tentative du parquet de Paris de contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse". La CFDT-Journalistes a évoqué une "procédure dont le but inavoué est de faire taire les journalistes dans l’exercice de leur mission d’informer", et le Syndicat national des journalistes a affirmé qu'"il se passe quelque chose de très malsain dans ce pays". "La DGSI va-t-elle se mettre à convoquer tous les journalistes qui révèlent des informations qui ne plaisent pas au pouvoir en place ?", s’interroge-t-il. 39 sociétés des rédacteurs et des journalistes, dont celle d’Europe 1, ont par ailleurs signé un texte commun pour défendre le droit à l’information, le secret des sources et apporter leur soutien aux journalistes convoqués. "Le secret-défense ne saurait être opposé au droit à l’information, indispensable à un débat public digne de ce nom", rappelle le texte.  

Faut-il alors s’inquiéter de ces convocations de journalistes ? Notre éditorialiste politique Jean-Michel Apathie a estimé qu’elles "nous amènent à nous interroger sur le déséquilibre de la démocratie en France". "Sommes-nous toujours dans une démocratie si l’information ne circule pas ?", questionne-t-il.  

Les journalistes sont-ils des "justiciables comme les autres" ?

Un cadre légal ? Les journalistes convoqués par la DGSI l’ont été apparemment dans un cadre légal, qui repose notamment sur le délit de compromission du secret de la défense nationale, passible de cinq ans de prison et 75.000 euros d’amende.

La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a d’ailleurs défendu le bien-fondé de ces convocations et affirmé jeudi matin sur Europe 1 que les journalistes sont des "justiciables comme les autres". "Il est normal qu'un État protège un certain nombre de données nécessaires à des activités de défense extérieure et militaires", souligne-t-elle. "Pour le Yémen, il y a eu une note classée secret défense qui s'est retrouvée dans la nature, ce n'est pas normal. Il est normal que ce gouvernement, que l'État français s'interroge sur le fait qu'il puisse y avoir des fuites en son sein".

Le secret des sources protégé. Sauf que les journalistes ne sont pas tout à fait des "justiciables comme les autres", quand ils sont convoqués par la police dans le cadre de leur profession, et les propos de Sibeth Ndiaye ont provoqué une vague de réactions de journalistes sur Twitter. Nombre d’entre eux ont à ce titre rappelé que la loi de 1881 sur la liberté de la presse protège les journalistes, notamment sur le secret des sources.

Le texte de loi stipule qu'"il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources." Un avocat en droit pénal et droit de la presse, Me Tewfik Bouzenoune, explique ainsi à L’Obs que "le journaliste a un rôle que les autres citoyens n’ont pas, celui d’informer (…) Pour cela, il doit bénéficier de règles dérogatoires, comme le droit de ne pas révéler ses sources à la justice".

C’est justement cette protection garantie aux sources qui permet à ces dernières de se confier aux journalistes, sur des sujets d’intérêt général. Jean-Michel Apathie rappelle ainsi ce principe fondamental du journalisme : "Le journaliste ne dévoilera pas ses sources. Non parce qu’il s’agit d’une fierté professionnelle, mais parce que si vous commencez à dire à la police que c’est untel qui me renseigne, plus personne ne vous renseignera. Et si plus personne ne vous renseigne, vous n’informez plus les citoyens sur ce qui se passe, sur la manière par exemple dont agit l’État."