Tunisie : ces rappeurs qui gênent le pouvoir

Weld El 15 est la figure de proue de ce rap tunisien.
Weld El 15 est la figure de proue de ce rap tunisien. © Reuters
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Charles Carrasco , modifié à
VIDÉOS - Des rappeurs tunisiens ont lancé un syndicat pour défendre les musiciens contestataires.

L’INFO. Depuis plusieurs mois, ils ont le sentiment d’être la cible du gouvernement islamiste d’Ennahda qui, disent-ils, a confisqué la révolution. Partant de ce constat, les rappeurs tunisiens ont décidé de se constituer en syndicat pour défendre les jeunes musiciens et dénoncer la multiplication des poursuites contre les auteurs de chansons contestataires.

"Nous annonçons le lancement officiel du syndicat national du rap, sous le slogan ‘art, réforme et solidarité’ qui aura pour but essentiel la protection des droits des rappeurs", s’est justifié le nouveau secrétaire général, Wajdi Bouzaydi dit XCALI. La création de cette organisation répond à un besoin alors que la scène rap est actuellement particulièrement active en Tunisie. "Il s'est imposé comme un art à part entière auprès d'un large public et le rappeur mérite d'être soutenu par le ministère de la culture, et non marginalisé et ciblé comme c'est le cas depuis toujours. Même après la révolution", déplore le rappeur, en référence au soulèvement qui a chassé le régime de Zine El Abidine Ben Ali en 2011.

XCALI en session freestyle :

Pouvoir parler librement. Les dirigeants du syndicat ont également dénoncé les entraves fréquentes sur le terrain et la répétition des "agressions verbales et physiques" de la part des policiers. "Nous voulons dégonfler la tension (...) entre rappeurs et policiers, mais ces derniers doivent aussi savoir qu'ils ne peuvent pas nous empêcher de dire librement ce que nous pensons d'eux", lance Aymen Feki dit Men-Ay.

"Les autorités s'acharnent". Depuis plusieurs mois, les arrestations et condamnations se sont multipliées à l’encontre des rappeurs. Dernier exemple en date : Klay BBJ a été récemment condamné à six mois de prison ferme pour des chansons jugées insultantes par les autorités. "Nos chansons critiquent la situation actuelle en Tunisie et le gouvernement, ni plus ni moins. Je suis parmi les rappeurs les plus critiques du gouvernement et c'est pour cela que (les autorités) s'acharnent", avait-t-il affirmé devant le juge. Il avait fait appel de cette condamnation.

Klay BBJ et Phenix : "Bâtards qui nous poussent à détester notre pays. On a chassé un dictateur..."

Klay BBJ était jugé pour "outrage à des fonctionnaires", "atteinte aux bonnes mœurs" et "diffamation" en raison de textes qu'il a chantés lors d'un concert en août à Hammamet avec un autre musicien désormais célèbre en Tunisie, Weld El 15. Les deux rappeurs avaient entonné la fameuse Boulicia Kleb ("les flics sont des chiens"). Dans cette chanson, il dénonce l’injustice de la loi sur les stupéfiants -une année de prison pour les consommateurs-, l’arbitraire policier et la désillusion de la révolution. Le clip a été vu plusieurs millions de fois sur Internet.

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Il vit en semi-cavale.Klay BBJ et Weld El 15 avaient déjà été condamnés fin août par contumace pour ces faits à 21 mois de prison ferme sans avoir été prévenus de la tenue du procès. Klay BBJ avait décidé de faire opposition à ce jugement si bien qu'il avait été rejugé en première instance. Weld El 15 avait lui choisi de ne pas contester le verdict. Il avait déjà été condamné pour des faits similaires à deux ans de prison, peine réduite à six mois avec sursis en appel en juillet. Depuis, il est en semi-cavale et vit cloîtré depuis deux mois, raconte le quotidien Libération dans une enquête publiée au début du mois d’octobre. 

La fameuse chanson Boulicia Kleb a également valu quelques problèmes à deux autres rappeurs tunisiens. Aymen et son ami "Mister Mustapha" sont accusés d'avoir provoqué des heurts avec des policiers lors de la condamnation de Weld El 15. Ils sont convoqués devant la justice le 25 novembre prochain.

Une radio, une télévision ? Tous ces procès contre les rappeurs, généralement des jeunes issus des quartiers populaires, ont attisé les critiques contre le pouvoir dirigé par les islamistes, accusés de vouloir limiter la liberté d'expression acquise après la révolution. Malgré cet "acharnement", les rappeurs envisagent d'organiser un festival international du rap en Tunisie, de lancer une radio et une télévision. "Il vaut mieux s'exprimer avec les rimes que s'exprimer avec les crimes", revendique l’un d’eux.

D’autres militants ou artistes visés. Les organisations de droits de l'Homme dénoncent régulièrement le recours au code pénal hérité du président déchu Zine el Abidine Ben Ali pour faire taire la critique. Outre les poursuites contre des rappeurs, plusieurs affaires ont laissé un goût amer aux défenseurs des droits de l'Homme. Le militant athée Jabbeur Mejri a été condamné en mars 2012 à sept ans et demi de prison pour avoir publié sur Internet des caricatures du prophète Mahomet. Un autre jeune, Ghazi Beji, condamné à la même peine pour les mêmes faits, a obtenu l'asile politique en France. Un cinéaste a par ailleurs passé un mois en détention provisoire pour avoir jeté un œuf sur le ministre de la Culture. Deux journalistes ont aussi été incarcérés dans différents volets de cette affaire. Alors que le gouvernement a annoncé qu'il céderait le pouvoir au mois d'octobre, après finalisation de la Constitution, artistes et militants espèrent que le prochain pouvoir des "indépendants" desserrera un peu l'étau.