Désolé, ce contenu n'est plus disponible.
  • Copié
SAISON 2020 - 2021, modifié à

Au milieu du XXe siècle, le critique d’art Michel Tapié s'impose comme un acteur clé de l'effervescence culturelle. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", réalisé en partenariat avec le Musée des arts de Nantes, à l'occasion de l'exposition "United States of Abstraction : Artistes américains en France, 1946-1964", Jean des Cars retrace le parcours de ce "passeur" qui a tenu un rôle majeur dans la promotion des artistes Américains du courant de l'expressionniste abstrait. 

 

Musicien et féru de peinture, Michel Tapié, petit neveu de Henri de Toulouse-Lautrec​, se fait très vite un nom dans le cercle fermé des critiques d’art. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte comment cet homme a œuvré pour faire connaitre l'abstraction américaine en France. 

Janvier 1957. Après plusieurs semaines de voyage transatlantique depuis le Havre, le paquebot “America” arrive enfin à bon port. A l’avant du bateau, les 1.700  passagers observent avec émotion les gratte-ciel de Manhattan se dessiner à l’horizon. Parmi eux, un homme grand, au visage émacié et au costume sombre, façon dandy... Michel Tapié a 48 ans mais c’est la première fois qu’il se rend aux Etats-Unis. 

Ce conseiller artistique et critique d’art parisien est pourtant féru de peinture américaine. Ce n’est donc pas sans excitation qu’il quitte sa cabine pour découvrir la ville dont il a déjà tant rêvé, New York ! Son programme est chargé. Il doit rencontrer la célèbre galeriste Martha Jackson pour de futurs projets. Il a aussi rendez-vous avec Léo Castelli, le grand marchand d’art américain avec qui il est devenu ami. Ce dernier lui a promis d’organiser une grande exposition qui regrouperait tous les artistes que Michel Tapié s’évertue à promouvoir à travers le monde depuis plus de 10 ans. Ce grand évènement s'appellerait même "Tapié’s Choice: 1943-1957". Malheureusement, pour des problèmes d’organisation, cette consécration n’aura pas lieu… Mais qu’importe, Michel Tapié profitera de son séjour new-yorkais pour continuer de tisser sa toile dans le cénacle de l’art abstrait. 

Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?

>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple PodcastsGoogle podcasts, Deezer, SpotifyDailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.

>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1

 

Au fil de sa vie, cet homme tenace et subtil parviendra à être au centre de ce que l’on peut appeler la "constellation Tapié". A travers son spectre de relations, il a su imposer au monde artistique ses stratégies, ses intuitions, ses goûts et surtout, sa vision de l’art comme vision de l’existence. Comment cet homme, au départ simple musicien, s’est-il frayé un tel chemin dans la jungle des scènes culturelles internationales ?  

De la contrebasse au dadaïsme

Michel Tapié de Céleyran est né en 1909. Il a grandi dans l’une des plus vieilles familles du Tarn, dans le château de Mauriac, en Occitanie. Élevé dans un certaine opulence, c’est le petit-neveu de Henri de Toulouse-Lautrec, ce peintre  postimpressionniste et illustrateur de “l’Art nouveau” qui a marqué la fin du XIXème siècle. Mais malgré cette descendance prestigieuse, le jeune Michel ne s’intéresse pas beaucoup à l’art graphique…

Il préfère travailler ses gammes et devient musicien autodidacte. C’est avec ce bagage qu’il arrive à Paris dans les années 1920. La première de ses nombreuses vies sera celle d’un contrebassiste dans un groupe de jazz, musique très en vogue à l’époque.

Très vite, Paris devient sa nouvelle maison. Il y côtoie de jeunes artistes, des écrivains, des intellectuels, qui viennent s’ajouter à son carnet d’adresse de musiciens. Michel Tapié n’a pas encore 30 ans qu’il souhaite déjà témoigner du bouillonnement culturel dans lequel il a la chance d’évoluer. 

Avec ses amis, il va alors fonder une revue d’inspiration surréaliste et dadaïste, intitulées "les Réverbères". Michel Tapié est inspiré par ces mouvements artistiques qui, au sortir de la Première Guerre mondiale, ont prôné un psychisme libéré du contrôle de la raison. C’est à cette période que le jeune homme se met à lire de nombreux ouvrages qui vont composer le socle de ses goûts esthétiques. Il est convaincu que l’art doit se libérer des conventions idéologiques et politiques. Voilà pourquoi il s’imprègne en profondeur de l'œuvre de Tristan Tzara, le fondateur du dadaïsme. Il lit aussi le père de la philosophie scientifique, Bertrand Russell, et il se passionne pour la physique quantique et la théorie des ensembles.

Les fondations d’un "système Tapié"

Grâce à sa force de persuasion et à son goût pour l’avant-garde, Michel Tapié  multiplie les vernissages et entre dans le cercle très fermé des critiques d’art. En 1946, il devient conseiller artistique de la célèbre galerie Drouin, située place Vendôme. Il monte une exposition du peintre Jean Dubuffet, considéré comme le premier théoricien de "l’Art Brut". Cela fait quelques mois que Jean Dubuffet et Michel Tapié sont amis, ils se sont rencontrés dans leur quartier, rue de Vaugirard. Michel Tapié a décidé de faire connaître le travail de son ami, qui ne fait pourtant pas l’unanimité dans la presse…

Dans ses toiles aux allures colorées et délirantes, Dubuffet utilise des mouvements gauches, parfois qualifiés de "barbares". Son objectif est de manier la matière brute, pour trouver l’origine de l’art. La majorité du public dénonce une  imposture, Michel Tapié crie au génie ! 

Dans Paris, ce conseiller artistique à la pointe de l’avant-garde devient le centre des discussions. Quand il n’est pas dans les couloirs des galeries ou en train d’écrire des articles, Michel Tapié réalise chez lui des sculptures et des peintures, inspirées du dadaïsme et de l’art africain. 

A chaque nouvelle rencontre, ses interlocuteurs sont subjugués par son charisme. Le peintre Paul Jenkins, qui a été exposé à plusieurs reprises par Tapié, raconte cette anecdote : "J’étais à Saint-Germain, buvant une bière au Flore. Je regarde de l’autre côté de la rue et je vois Tapié à l’arrêt de bus. C’était la première fois que je le voyais de loin. (...) Quelle belle présence cet homme possède ! L’autobus aurait très bien pu être un char de gladiateurs avec six chevaux blancs sur le point de décoller pour le soleil !"

A tous les moments de sa vie, le critique sera obsédé par sa passion, celle d’aller au-delà des frontières déjà explorées par le surréalisme, le cubisme ou l’art abstrait géométrique…

Il commence à collaborer  avec Paul Facchetti, ce galeriste franco-italien spécialisé dans l’abstraction lyrique. Sa galerie du VIème arrondissement encourage ce courant qui valorise l’expression de l’émotion individuelle du peintre. Au contact de Fachetti, Michel Tapié découvre l’expressionnisme abstrait américain, qui mêle l'intensité émotionnelle avec l'esthétique anti-figurative. Le critique d’art se passionne immédiatement pour ce mouvement issu de l’école de New York. 

L’Amérique, "un départ à zéro réel"

Très tôt, Michel Tapié a pris conscience de l’importance de la peinture moderne américaine dans cette période d’après-guerre. Pour lui, les Etats-Unis s’apparentent à une forme de primitivité qu’il faut aller explorer. 

"Je pense que pour des expériences sincères et profondes de la non-figuration, l’Amérique aura bénéficié d’un climat spécifiquement propice, dû à un départ à zéro réel (...), à un comportement très libre vis-à-vis de cette non-figuration, loin de tout sectarisme insupportable et de tout purisme hors de propos. (...) L’Amérique est devenue le carrefour géographique réel de la confrontation des problèmes, les plus profonds des grands courants artistiques d’Orient et d’Occident."

A partir de 1945, le marché mondial de l’art connaît une  profonde reconfiguration. Des deux côtés de l’océan Atlantique, à Paris comme à New York, les initiatives artistiques se multiplient, se découvrent et se complètent. Et Michel Tapié l’a bien compris. Il va tout faire pour devenir un passeur d’influences entre les deux continents... 

Pour parvenir à son but, le critique d’art va utiliser l’une de ses bottes secrètes… Depuis 1946, il a noué une très forte amitié avec le peintre Georges Mathieu. Cet artiste a suivi des études d’anglais, et connaît bien les Etats-Unis. En plus, il est chargé des relations publiques de la compagnie maritime "United States Lines" et il en dirige la revue, "United States Lines Paris Review". C’est grâce à lui que Michel Tapié écrit des préfaces de catalogue d’exposition, publiées dans la presse américaine. 

Tapié voit dans le profil atypique de Georges Mathieu une porte d’entrée pour la réalisation de son propre projet. Il pourrait l’aider en termes d’organisation, de relations publiques et de publicité. A l’époque, ces atouts stratégiques sont très rares dans le milieu culturel parisien. Il se dit qu’il a en main les clés, pour révolutionner le monde de l’art…

Pollock et "Véhémences confrontées"

Son ambition la plus personnelle commence en 1951, à la galerie Nina Dausset. Michel Tapié y organise une exposition emblématique de sa carrière. Avec l’aide de son fidèle ami  Georges Mathieu, il poursuit sa volonté de rapprocher les acteurs de l’expressionnisme abstrait américain et ceux de l’abstraction européenne. 

L’exposition, appelée "Véhémences confrontées", mêle des œuvres d'artistes français, italiens, américains et canadiens. Parmi eux, Bryen, Capogrossi, De Kooning, Hartung, Pollock, Russell et Wols. Mais Tapié est surtout très fier de présenter le travail de Jackson Pollock, ce peintre de 39 ans qui a déjà acquis une célébrité outre-atlantique. 

C’est la première fois que Pollock, premier peintre américain de l'expressionnisme abstrait à être connu du grand public, est exposé en France. Il présente un tableau qui retient l’attention, appelé "Number 8". C’est la synthèse de tout ce qu’il a exploré auparavant… Toujours dans ce même questionnement sur le geste de l’artiste, il utilise la technique du "dripping" en anglais, cela signifie qu’il laisse couler les gouttes de peinture sur la toile, ou qu’il projette la peinture de façon à obtenir des superpositions de couleurs. L’exposition est encensée par les critiques...

1952 et "L’Art Autre"

C’est à ce moment-là que le critique d’art va encore ajouter une corde à son arc. En décembre 1952, alors qu’il organise une exposition au Studio Facchetti, il publie un livre-manifeste intitulé “Un art autre”. La parution de ce petit ouvrage est un point culminant de sa carrière. Il y théorise tout ce qu’il a exploré depuis 15 ans. Il revendique “l’art autre”, c’est-à-dire un art qui répond à d’autres valeurs morales, qui s’éloigne de la logique de l’art traditionnel. 

Cette pratique, qu’il qualifie "d’informelle", se situe dans une autre réalité que ce que nous percevons. Libérer l’art au sens où Michel Tapié l’entend, c’est prôner une diversité de techniques, de formes, mais aussi de pays d’origine, lui qui souhaite davantage d’échanges entre les pays, et notamment entre la France et les Etats-Unis. Abolir les dimensions géométriques d’une œuvre et échapper aux entités géographiques sont pour lui une seule et même idée. 

Pour expliquer son projet, Michel Tapié insiste sur l’importance de valoriser l’indépendance des artistes, qui ne doivent pas se soumettre à un courant en particulier.

"Pour nous, ce ne sont plus les mouvements qui sont intéressants, mais combien plus rares, les authentiques Individus. Les mouvements n’ont existé que parce que la majorité des gens recherchaient le troupeau au sein duquel ils trouvaient une sécurité à l’échelle de leur lâcheté."

Au fur et à mesure du texte, Michel Tapié développe sa définition d’une nouvelle forme d’abstraction. Sa langue devient même presque spirituelle, quand il évoque le mystère de l’existence humaine : "La forme transcendée, pleine de possible devenir, sera pleinement élaborée dans cette périlleuse limite d’ambiguïté, pour se proposer à nous comme un merveilleux contenu de ce qui sera toujours pour l’homme, le plus enivrant des mystères : le vivace avec rien d’autre que son total devenir…"

Voilà donc l’immense ambition de Michel Tapié. Il veut décloisonner les arts, s’extirper des courants de l’époque et réunir sur différentes scènes des peintres abstraits comme des artistes figuratifs.

Si Michel Tapié est encensé par ses semblables, certaines personnes du milieu n’approuvent pas ses textes théoriques, perçus parfois comme flous, parfois comme trop péremptoires. C’est le cas du peintre américain Sam Francis, qui salue l’élan entrepreneurial de l’homme, mais qui avoue n’avoir jamais rien compris à sa définition de "l’art autre" !

Mais Tapié ne s’intéresse pas aux rumeurs. Il poursuit son objectif. Jusqu’en 1960, il continue à voyager régulièrement aux États-Unis, à collaborer avec des galeries new-yorkaises, parisiennes, et à défendre ses peintres favoris des deux côtés de l’Atlantique. D’autant qu'aujourd'hui, son puissant réseau artistique s’appuie sur des méthodes de communication très novatrices pour l’époque : des partenariats entre différentes galeries, des parutions d’articles pour promouvoir sa théorie, ou encore l’organisation d’expositions itinérantes relayées par la presse.

"Il Profeta" au sommet 

Mais pour cet homme insatiable, son projet est toujours perfectible… Il cherche à l’élargir encore davantage. En 1957, il fait son premier voyage au Japon, un pays qui l’attirait depuis longtemps. Il y découvre le mouvement "Gutaï", un courant inspiré du dadaïsme, qui remet en question les codes esthétiques pratiqués jusque-là. Soucieux de garder son rôle de "passeur", Michel Tapié veut faire connaître ce mouvement à l’Europe. Il réclame aux artistes Japonais des peintures sur toile plus facilement transportables et exposables en Europe. Plus que jamais, il pense que l’art ne peut être pensé qu'à l’échelle mondiale. 

Ses voyages l'emmènent jusqu’en Iran, mais aussi en Espagne, et en Italie. A Turin, il fonde "l’International Center of Art Research". Les artistes italiens d’ailleurs, sont particulièrement séduits par la personnalité et le travail acharné de Michel Tapié. Ils vont lui donner le surnom de "Il profeta", "le prophète".

Au milieu des années 1960, Paris n’attire plus autant d’acheteurs et de marchands qu’avant… Les Etats-Unis deviennent le centre du monde artistique et ne s’intéressent plus beaucoup aux productions européennes. Michel Tapié perd peu à peu ses liens avec les acteurs du monde de l’art. Jusque dans les années 1970, il continuera de participer à des ouvrages théoriques sur l’art et à prôner sa liberté. Il meurt à Paris en 1987.

Au-delà d’avoir contribué aux destinées mondiales d’environ 200 artistes internationaux, Michel Tapié aura révolutionné le métier de critique d’art. En tant qu’éditeur, conseiller artistique, marchand d’art, entrepreneur, il aura été sur tous les fronts. Pourtant, la figure de Tapié a été éclipsée en France pendant de longues décennies. 

En 1997, la Galleria d’Arte Moderna de Turin a organisé une exposition en son honneur, intitulée “Torino, Parigi, New York, Osaka. Tapié. Un-Art-Autre”. En 2015, une thèse sur son incroyable parcours a été écrite. L’historienne d’art Juliette Evezard y décrit notamment "une nouvelle forme du système marchand-critique". 

Mais ce que la période retiendra, c’est surtout sa vision internationale de l’art, et son combat pour la promouvoir à travers le monde. Par son obsession pour la libération complète de l’individu, il rejoint ici la grande problématique des intellectuels d'après-guerre. 

 

 

 

Ressources bibliographiques : 

Un art autre : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand-critique, Thèse de Juliette Evezard sous la direction de Thierry Dufrêne, Université de Paris Nanterre, 2015

Le Grand Œil de Michel Tapié, Paris, Skira, 2018

Art et continuité, de Michel Tapié,Turin, Edizione della corona, 1956

Observations of Michel Tapié, de Paul et Esther Jenkins, New York, 1956

 

 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Présentation : Jean des Cars

Ecriture : Adèle Salmon

Production : Timothée Magot

Réalisation : Mathieu Blaise

Diffusion et édition : Clémence Olivier et Salomé Journo 

Graphisme : Karelle Villais

Cet épisode a été réalisé en partenariat avec le Musée d'arts de Nantes à l'occasion de l'exposition "United States of Abstraction : Artistes américains en France, 1946-1964" qui s'y tiendra du 19 mai au 18 juillet 2021.