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SAISON 2020 - 2021

Dans les années 1950, Paris séduit de nombreux artistes ​américains, attirés par la vie de bohème et le bouillonnement créatif. Deux d'entre eux, John-Franklin Koenig et Beauford Delaney, vont s'y installer et renouveler le mouvement de l’art abstrait. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", réalisé en partenariat avec le Musée d'arts de Nantes, à l'occasion de l'exposition "United States of Abstraction : Artistes américains en France, 1946-1964", Jean des Cars retrace le parcours de ces deux ​précurseurs. 

Les peintres John​-Franklin Koenig et Beauford Delaney choisissent Paris comme nouvel eldorado artistique. Le premier fait ses armes en France et explore sans relâche l’abstraction. Quant au second, il considère Paris comme un refuge. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte comment ces deux artistes américains ont révolutionné les pratiques artistiques de leur époque.

Paris, juin 1950. Dans le très chic quartier de Saint-Germain-des-Prés, la rue du Four est plutôt calme… Mais derrière la façade du numéro 34, quatre jeunes hommes s’affairent dans une cave sombre… Parmi eux, le jeune libraire Jean-Robert Arnaud. Il vient tout juste de vendre son ancienne boutique et avec son ami américain John-Franklin Koenig, il rénove cet ancien bistrot aux vitres noircies. Jack Youngerman et Ellsworth Kelly, deux autres amis, sont venus leur prêter main forte. Ce jour-là, ils doivent recouvrir les murs de cette ancienne cave à charbon de peinture blanche. Ils veulent à tout prix y exposer leurs toiles… Car ces jeunes d’à peine 30 ans considèrent que la scène artistique parisienne est trop académique. Elle ne laisse pas assez de place à ce qui les passionne depuis quelques années, le mouvement de l'abstraction lyrique…

Dans ce courant, développé à Paris après la guerre, le geste du peintre se veut libre et spontané, pour que son émotion ne soit pas entravée par une intention. Pour ces artistes, créer leur propre galerie est aussi une façon de s’insurger contre les conventions parisiennes, qui prônent l’abstraction dite  "géométrique"… À l'époque, ce type de peinture permet de trouver la pureté de la forme à travers des objets non-figuratifs aux contours réguliers. L’enjeu est donc grand pour ces jeunes créateurs… N'ayant que peu de moyens, ils sont prêts à tout pour prouver au sérail artistique parisien la suprématie de leur art…

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Pendant des heures, ils vont passer plusieurs couches d’une peinture bon marché, et installer un néon de lumière rose au milieu du plafond, en guise d’éclairage. Petit à petit, l’endroit devient un lieu d’échanges dans l’avant-garde parisienne : peintres, critiques d’art et écrivains s’y retrouvent pour évoquer les grandes questions posées par l’art abstrait. Quelques mois après son ouverture, cette galerie expose l’un des premiers collages sur papier de John-Franklin Koenig. Cette cave de la rue du Four a finalement accueilli l’une des toutes premières expositions de celui qui est en passe de devenir un maître de l’art abstrait…

Comme John-Franklin Koenig, d’autres artistes américains tentent de bouleverser les codes de l’abstraction. Il faut dire qu’après-guerre, les valeurs du monde occidental sont à réinventer :  le monde découvre avec horreur la réalité des camps de concentration. L’Europe se reconstruit douloureusement, sur fond de guerre froide...

Alors pourquoi notre capitale s’est-elle imposée à ces jeunes américains comme un nouvel eldorado artistique ? 

La vie de bohème grâce au "GI Bill"

Né dans une famille de Seattle, passionné de peinture et féru de langues étrangères, John-Franklin n’en est pas à son premier voyage en Europe… En 1944, il a servi dans la 11e division blindée et a été blessé dans la bataille des Ardennes. Il a ensuite été mobilisé pour l’occupation du continent.  

Après un retour rapide aux Etats-Unis, il décide de revenir en France et de profiter de ce que l’Etat américain offre aux soldats qui ont participé aux combats pour la victoire : une bourse permettant aux combattants démobilisés de la Seconde Guerre mondiale, appelés les "G.I", de venir étudier en France. C’est ce qu’on appelle le "G.I Bill". L’idée est de faciliter le retour à la vie civile de ces jeunes soldats. 

Grâce au "G.I Bill", des dizaines de milliers de jeunes américains arrivent dans les universités françaises. Entre 1945 et 1946, 10.000 étudiants étudient sur les bancs de l’université de Biarritz… C’est d’ailleurs là que John-Franklin Koenig approfondit sa connaissance des langues et réalise ses premiers tableaux. 

L’influence de la nouvelle peinture américaine

Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il s’intéresse au travail de Jackson Pollock, qui pratique le "all-over", une technique de peinture qui consiste à répartir les éléments picturaux sur toute la surface de la toile. Ainsi, le centre du tableau et ses bords n’existent plus. L’espace est aboli. C’est ce qui crée l’abstraction. Willem de Kooning incarne également le fameux "all-over". Les jeunes peintres présents à Paris sont donc influencés par ces pionniers de la nouvelle peinture américaine. Mais si John-Franklin Koenig apprécie autant Paris, c’est aussi parce que son statut d’artiste est davantage reconnu en France que dans son pays natal… "Ici en Europe, qu’on gagne de l’argent ou pas, on a une place dans la société, on est reconnu comme un individu à part entière… Alors qu’aux Etats-Unis, disons-le, si vous ne faites pas d’argent, si vous ne connaissez pas le succès, vous êtes juste perçus comme un clown qui amuse la galerie. (…) Ça a été une vraie révélation pour moi de réaliser cela."

L’explorateur de l’art abstrait

En 1948, le jeune homme arrive à la capitale et s’inscrit à la Sorbonne. C’est dans ces rues de Paris, où souffle le vent de liberté d’après-guerre, que John-Franklin Koenig fait ses premières armes dans l’art abstrait. Il se démarque par la singularité de son œuvre : à chaque production, il interroge l’espace et la lumière. Sa palette de formats et de techniques est infinie. Il utilise des huiles et des acryliques sur toiles, des estampes, des encres, des dessins et des tapisseries… Ce peintre est un explorateur de l’abstraction. Il va privilégier la peinture "non-figurative", ce qui est peint ne renvoie pas forcément à quelque chose d'identifiable pour le spectateur. 

Lorsque John-Franklin Koenig veut s’aérer la tête, il sort dans le quartier de Saint-Germain-des-Près et se mêle aux autres artistes, aux intellectuels, aux expatriés et aux jazzmen américains qui enflamment les clubs parisiens. Un jour, il pousse par hasard la porte d’une librairie de la rue du Regard, dans le VIème arrondissement. C’est là qu’il rencontre son propriétaire, Jean-Robert Arnaud, qui va lui proposer d’exposer quelques toiles dans sa librairie. Voici comment John-Franklin Koenig construit sa nouvelle vie parisienne et s’entoure de personnes qui partagent les mêmes idées que lui sur l’art abstrait.

Mais ces parisiens d’adoption ne connaissent pas tous la même trajectoire. Ils n’ont pas forcément les mêmes influences, les mêmes attentes, ni la même histoire… 

Beauford Delaney, de New York à Paris

En août 1953, le peintre Beauford Delaney embarque à bord du paquebot “Liberté” pour la France… A 52 ans, ce peintre afro-américain est déjà connu aux Etats-Unis. Né dans le Tennesse en 1901, au sein d’une famille très religieuse, il a étudié la peinture à Boston, dans l’une des plus grandes universités américaines. Il est même passé par la prestigieuse université de Harvard…

En 1929, il s’installe à New York où il se fait connaître en réalisant des portraits de célébrités, croquées sur le vif. Dans le quartier de Harlem, il dessine de célèbres jazzmen comme Louis Armstrong, Duke Ellington et Benny Goodman… Assez vite, il expose à la "New York Public Library". Les critiques saluent l’émotion et la précision de ses toiles. Beauford Delaney va aussi peindre des scènes de vie qu’il observe dans la rue ou dans les cabarets de jazz. 

Delaney et New York : le désamour 

Malgré ces quelques expositions, ces toiles ne le font pas vivre correctement à New York. Il loue un petit atelier dans le quartier du Greenwich Village. Mais ses conditions de vie sont insalubres. C’est à peine s’il a du chauffage et de l’électricité. Beauford Delaney sent bien que son propre pays ne lui offre pas les conditions d’une vie meilleure et que sa carrière ne décolle pas vraiment…

La vie à New York lui paraît de plus en plus difficile. D’autant qu’il est noir, et la condition des Noirs dans les années 1930 aux Etats-Unis est selon lui inacceptable, tant les inégalités gangrènent la société. Son regard commence alors à se porter sur d’autres ailleurs…

Il admire l'œuvre de Cézanne, Matisse et Van Gogh, il a toujours considéré la France comme la terre mère de la peinture. Pour lui, ces maîtres représentent la liberté spatiale et temporelle qu’il souhaiterait lui-même incarner. Influencé par les post-impressionnistes, il veut désormais renouer avec  les origines de la peinture américaine, qu’il considère être en France. 

Imprégnations militantes 

C’est pour toutes ces raisons que Beauford Delaney traverse l’Atlantique. Dès son arrivée, il s’installe dans le quartier de Montparnasse. Il y rejoint son jeune ami, James Baldwin, de 23 ans son cadet. Ces deux hommes se connaissent déjà depuis de longues années. Ensemble à New York, ils ont passé des heures à évoquer les conséquences de la ségrégation subie par la communauté noire de leur pays. 

James Baldwin a d’ailleurs évoqué ces sujets dans nombre de ses ouvrages, depuis les années 1950. Il y questionne les pressions sociales et psychologiques qui entravent l’intégration des personnes noires, mais aussi des hommes homosexuels ou bisexuels. Lui aussi a quitté les Etats-Unis pour s’éloigner des discriminations américaines et tenter de trouver sa propre identité en France… Depuis toujours, James Baldwin considère que son ami Beauford Delaney est l’un des premiers artistes noirs à s’affirmer en tant que tel. Pour lui, rien n’est plus important que de telles figures émergent de la communauté afro-américaine. 

"Paris est une île"

Très vite, Beauford Delaney prend ses repères à Paris, il découvre les musées et la liberté des codes sociaux et artistiques qui s’y pratiquent. Pour lui, le contraste avec l’Amérique est saisissant : "La vie à Paris m’offre l’anonymat et l’objectivité de libérer des souvenirs de chagrins longtemps enfouis, et la beauté du difficile effort de libérer et orchestrer en formes et couleurs un dessin personnel. Être en France me donne le temps de la réflexion. On ne quitte jamais sa maison si l’on n’y a jamais été."

Comme ses semblables américains, l’artiste qu’est Beauford Delaney considère Paris comme un refuge, un lieu qui se trouve à l’écart de l’académisme américain, où les styles artistiques se succèdent de façon trop rapide. 

C’est là, dans cette bulle artistique, que Beauford Delaney va perfectionner son art. Dans les années 1950, il se tourne vers l’expressionnisme abstrait. Ses toiles se caractérisent par des lignes fluides appliquées à la brosse. Il cherche la saturation de la couleur et la puissance de la texture. A l'œil nu, les minuscules mouvements du poignet de l’artiste supposent un long travail, pour atteindre ce que Delaney appelle "la lumière éternelle". Cette  recherche incessante va définir la plupart de ses œuvres. 

A ce propos, James Baldwin écrira en 1964 : "C’est par Beauford Delaney que j’ai découvert la lumière, la lumière que contient chaque chose, chaque surface, chaque visage."

Au fil de son séjour parisien, Delaney noue des relations avec les personnes influentes du milieu, notamment avec le galeriste Paul Facchetti, célèbre défenseur de l’abstraction lyrique et de l’expressionnisme abstrait américain. Ce dernier est touché par la luminosité et les couleurs qui émanent de ses toiles. 

Il propose à l’artiste de l’exposer dans sa galerie en 1960, ce qui sera la première exposition personnelle du peintre américain à Paris. Cette exposition sera saluée par les critiques d’art de la capitale. La couleur jaune devient alors un leitmotiv dans la peinture de Beauford Delaney, qui cherche à atteindre une lumière éclatante, par touches fines et légères. 

"Cimaise, la revue de l’art actuel"

Depuis l’ouverture de leur galerie souterraine en 1950, Jean-Robert Arnaud et John-Franklin Koenig ne cessent de dénoncer la désinformation autour de l’art abstrait à Paris. Ces querelles théoriques prennent une place croissante dans leurs échanges, mais aussi dans leurs débats avec leurs amis. Ils veulent que l’art abstrait soit célébré, qu’importe l’avis des critiques parisiens qui le considèrent comme une sous-catégorie artistique…

En 1952, ils font paraître un bulletin qui explique leur lassitude. D’autres notes d’information suivront, publiées de façon irrégulière. Mais l’année suivante, en juillet 1953, la décision est prise de créer une revue professionnelle. En référence à une cimaise, qui est une moulure pour accrocher les tableaux aux murs, la parution s’appellera "Cimaise, revue de l’art actuel".

Jean-Robert Arnaud en est le directeur, John-Franklin Koenig le secrétaire général. Autour d’eux se met en place un comité de rédaction parmi lesquels on compte des critiques d’art ou écrivains tels que Julien Alvard, Michel Ragon, ou encore Claude-Hélène Sibert. Le but est de faire connaître au public le plus large possible les actualités de la Galerie Arnaud.

L’historienne de l’art Herta Wescher a fait partie de ce groupe d’intellectuels révoltés. Voici ce qu’elle écrit, 18 ans plus tard : "Ce fut une entreprise courageuse quand, en 1953, nous avons fondé la revue Cimaise, entreprise à laquelle nous apportions plus de bonne volonté que de moyens et d'expériences.(...) Notre programme était assez ambitieux : défendre l'art actuel tel qu'il se présentait dans les salons, les galeries, les ateliers d'artiste, signaler les manifestations artistiques importantes en France et à l'étranger, rendre compte de livres et autres publications, et enfin donner la parole aux artistes eux-mêmes."

Voilà ce qui anime le groupe de la rue du Four : défendre l'avant-garde abstraite contre ce qu’il considère être déjà dépassé. "Cimaise" se veut le fer de lance de l’abstraction lyrique. Très vite, la revue devient une véritable référence du milieu. Écrite en français et en anglais, elle  permet de faire le pont entre les artistes américains et français. Avec les années, la revue deviendra un magazine d’art contemporain qui sera publié jusqu’en 2009. 

Toute sa vie, John-Franklin Koenig gardera un lien privilégié avec Paris. En 1958, lorsqu’il exposera à Seattle, sa ville natale, le peintre va renouer avec son pays. Au début des années 1970, il vit entre Paris, le Loiret et Seattle, et poursuit ses voyages à travers le monde. Il meurt à Seattle en 2008.

Beauford Delaney face à ses démons

Beauford Delaney, lui, connaît une toute autre destinée. A la fin des années 1960, le peintre vit toujours à Paris. Mais il doit faire face à de graves problèmes psychiatriques. Il devient de moins en moins autonome et son fidèle ami James Baldwin se voit contraint de devenir son tuteur. 

Il est interné à l’hôpital psychiatrique de Sainte Anne à Paris en 1975… C’est là qu'il décède en 1979. En 1978, le Studio Museum of Harlem lui avait consacré la première rétrospective d'une longue série, exposant 67 de ses œuvres. Aujourd’hui, on peut admirer les peintures de Beauford Delaney au musée d’arts de Nantes, mais aussi dans de nombreux musées comme le Metropolitan Museum of Art de New York ou le National Portrait Gallery à Londres. 

Peu à peu, Paris perd définitivement son statut de capitale mondiale de l’art, au profit de New York. Un évènement en particulier va affaiblir l’influence du milieu artistique européen : en 1960, la prestigieuse Biennale de Venise récompense le peintre américain Robert Rauschenberg. Cette remise de prix est vécue comme une trahison par la France et l’Europe : selon elles, Venise se fourvoie en adoubant le pionnier du Pop-Art, qui deviendra un courant majoritaire aux Etats-Unis dans les années qui suivront. 

Ces reproches envers Venise sont teintés d’anti américanisme. Même si la France se glorifie d’avoir bénéficié des plus grands artistes américains de l’époque, elle sait que la partie est déjà perdue : New York est désormais la capitale artistique mondiale.  

 

Ressources bibliographiques : 

Catalogue de l’exposition USAbstraction, Artistes américains en France, 1946-1964

Interview de John-Franklin Koenig par Paul Cummings (24/06/1976)

Texte d’introduction de James Baldwin à l’occasion de l’exposition consacrée à Beauford Delaney sur l'Île de la Cité en 1964

Extrait de la revue Cimaise N°100-101 - 1971

 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars

Ecriture : Adèle Salmon

Production : Timothée Magot

Réalisation : Mathieu Blaise

Diffusion et édition : Clémence Olivier et Salomé Journo 

Graphisme : Karelle Villais

Cet épisode a été réalisé en partenariat avec le Musée d'arts de Nantes à l'occasion de l'exposition "United States of Abstraction : Artistes américains en France, 1946-1964" qui s'y tiendra du 19 mai au 18 juillet 2021.