Environ deux millions de téléphones reconditionnés sont vendus en France chaque année. 1:33
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L'Assemblée nationale examine jeudi une loi disposant, entre autres mesures, d'une taxe sur les smartphones reconditionnés. Cette "redevance sur la copie privée", déjà appliquée aux appareils neufs, finance des milliers d'événements culturels. Mais son extension au reconditionné suscite de vives critiques de la part de la filière et des associations de consommateurs.
DÉCRYPTAGE

La proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France arrive à l'Assemblée nationale jeudi. Un texte relativement mineur dans l'agenda politique mais qui pourrait bien mettre le feu aux poudres à cause d'une disposition très spécifique, en l'occurrence un projet de taxe sur les téléphones reconditionnés. La redevance sur la copie privée, qui s'applique déjà sur les appareils neufs et finance le monde de la culture, pourrait être étendue via un amendement déposé par le gouvernement. Soutenue par plus de 1.600 artistes dans une tribune publiée par le JDD, cette mesure est rejetée en bloc par la filière française du reconditionné.

Qu'est-ce que la redevance sur la copie privée ?

Il s'agit d'un mécanisme créé en 1985 et pensé comme une compensation pour les artistes à l'ère de la multiplication des appareils électroniques. En effet, il est aujourd'hui très facile de copier, pour son usage personnel, des oeuvres culturelles, notamment la musique et les films, sur de multiples supports. Les ayants-droits ne touchant rien sur ces copies privées, une taxe a été instaurée sur les téléphones portables, les tablettes, les clés USB et les disques durs externes neufs vendus dans le commerce. La redevance va de 50 centimes pour les petites clés USB à faible mémoire jusqu'à 14 euros sur les appareils de plus de 64 Go.

En 2020, la redevance sur la copie privée a ainsi rapporté 273 millions d'euros, somme qui sert en grande partie à financer le monde de la culture. Dans la tribune publiée par le JDD, signée notamment par Gims, Jean-Jacques Goldman, Nathalie Baye et Erik Orsenna, les signataires indiquent que 12.000 événements ont bénéficié de cette taxe, dont "64 % des festivals de musique", et que les emplois de 200.000 artistes sont "soutenus" par ce mécanisme. "La redevance copie privée est cruciale et permet de rémunérer les créateurs, mais aussi de soutenir fortement les activités culturelles dans nos territoires", a appuyé la ministre de la Culture Roselyne Bachelot sur Twitter.

Que pourrait changer la loi discutée au Parlement ?

Telle qu'elle a été écrite par un groupe de sénateurs de tous bords, la proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique, visait à clarifier la situation des téléphones reconditionnés. L'article 14 bis exclut qu'ils soient concernés par la redevance : "La rémunération pour copie privée n’est pas due non plus lorsque les supports d’enregistrement sont issus d’activités de préparation à la réutilisation et au réemploi de produits ayant déjà donné lieu à une telle rémunération". Mais le gouvernement, poussé par les représentants des ayants-droits, a finalement déposé lundi 7 juin un amendement incluant les smartphones reconditionnés.

Si cet amendement était adopté par le Parlement, les smartphones reconditionnés seraient donc taxés à deux reprises : une première fois lors de leur mise en circulation et une seconde fois après leur remise en état. La Commission copie privée, qui gère la redevance, a élaboré un barème qui doit entrer en application au 1er juillet. Les appareils reconditionnés seront taxés avec un abattement de 30% par rapport à la redevance initiale, soit une taxe allant jusqu'à 8,40 euros pour un téléphone et 9,10 euros pour une tablette.

Pourquoi taxer les appareils reconditionnés ?

Les artistes et les ayants-droits mettent en avant deux arguments. D'abord : après la pandémie de Covid-19, la culture est en danger. "Nous sortons d’une année sans spectacle, sans public, une année de lieux fermés, de culture sinistrée. Mais au moment où la vie culturelle en France commence à repartir, nous devons faire face à une autre bataille", écrivent les signataires de la tribune du JDD. Pour aider le secteur, il faudrait donc trouver un levier financier. "On ne conteste pas ce point, bien sûr qu'il faut soutenir la culture", abonde Thibaud de Larauze, cofondateur de Backmarket, le leader français du reconditionné, au micro d'Europe 1.

Pour les membres de Copie France, dont la SACD, la SACEM/SDRM et la SCAM, qui perçoivent la redevance pour les artistes, taxer les téléphones reconditionnés est aussi une question d'égalité. "Ils représentent déjà près de 15% des téléphones achetés en France. Toute notre économie a vocation à devenir green. Créer cette exception pour un secteur d’activité qui a vocation à devenir la norme, c’est condamner à terme un des piliers du financement de notre exception culturelle", peut-on lire dans la tribune. Il ne s'agirait donc pas d'opposer l'écologie à la culture mais de taxer une consommation de plus en plus répandue.

Que craint la filière du reconditionné ?

Logiquement, ces arguments ne convainquent pas les acteurs de cette filière naissante, qui produit désormais deux millions de téléphones reconditionnés par an. "Cette taxe met en péril 2.500 emplois. Les reconditionneurs n'ont pas les moyens d'absorber cette taxe", affirme Thibaud de Larauze, cofondateur de Backmarket. "C'est une filière qui se structure à peine, avec beaucoup d'investissements et des marges faibles. La taxe va donc être ajoutée au prix des produits et les reconditionneurs français vont perdre en compétitivité par rapport aux acteurs d'autres pays."

Thibaud de Larauze dénonce également le double discours du gouvernement sur l'écologie. "Je ne comprends pas comment le gouvernement peut répéter qu'il faut à tout prix réduire l'empreinte carbone et en même temps taxer le reconditionné. On sait que 5% des émissions mondiales de CO2 sont liées à la fabrication d'appareils électroniques neufs et que ça risque de doubler d'ici vingt ans. La solution, c'est d'étendre la durée de vie de ces produits en les réparant ou en les reconditionnant. C'est un non-sens total."

Enfin, le dernier argument est économique : taxer les smartphones reconditionnés, c'est s'attaquer au pouvoir d'achat des consommateurs. "Le panier moyen est de 190 euros pour un smartphone reconditionné. Pour un neuf, c'est deux à trois fois plus. Chez nous, 28% des clients sont au chômage, 7% sont des étudiants. Le reconditionné n'est pas un choix, c'est une nécessité pour eux", soutient Thibaud de Larauze.

Que réclament les opposants à la taxe ?

La première réclamation est simple : annuler la taxe sur les appareils reconditionnés. "Cette mesure va aggraver la fracture numérique. Aujourd'hui, c'est indispensable d'avoir un smartphone mais c'est aussi très cher. C'est pour cette raison que 8 millions de Français n'en ont pas", rappelle Marie Cohen-Skalli, directrice d'Emmaüs Connect, association qui travaille avec des entreprises de l'économie sociale et solidaire pour reconditionner des appareils électroniques à petit prix. "Les gens qui viennent chez nous ont un revenu mensuel moyen de 600-650 euros. Huit euros de plus sur un téléphone à 150 euros, c'est déjà trop pour eux."

C'est pour cette raison que l'UFC-Que Choisir a saisi le Conseil d'État, avant-même le vote de l'Assemblée. L'association de consommateurs demande l'annulation du barème de la redevance sur les appareils reconditionnés, imposé par la Commission copie privée. Elle critique par ailleurs cet organisme "cousu main pour défendre les intérêts des ayants-droit" et qui "impose aux consommateurs des barèmes datés". "Le fonctionnement de cette commission est extrêmement obscur", abonde Thibaud de Larauze. "Elle perçoit une partie des revenus de la taxe mais on ne sait pas comment elle fonctionne, quels sont ses frais de gestion, etc. Ce n'est pas normal."