"Garder le joueur immergé" : comment compose-t-on la musique d'un jeu vidéo ?

Gareth Coker a composé la bande originale d'"Ori and the Blind Forest" et sa suite "Ori and the Will of the Wisps".
Gareth Coker a composé la bande originale d'"Ori and the Blind Forest" et sa suite "Ori and the Will of the Wisps". © Xbox France
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Gareth Coker, compositeur de nombreuses musiques de jeux vidéo, notamment celle du splendide "Ori and the Will of the Wisps", livre à Europe 1 les secrets de son métier méconnu. Tâtonnements, recherche d'inspirations originales et rythme unique : composer pour les jeux vidéo est un art à part entière.
INTERVIEW

C'est un métier de l'ombre, auquel même les "gamers" ne pensent pas manette en main : compositeur de musique de jeu vidéo. Longtemps vues comme le parent pauvre du cinéma, les bandes originales des jeux ont bien changé depuis les années 1980 et l'époque du 8-bits. Certaines musiques de jeux n'ont désormais rien à envier à celles des films. Fruits de longs mois de travail, elles sont parfois même enregistrées avec des orchestres symphoniques et peuvent véhiculer toutes sortes d'émotions. À l'occasion de la sortie du merveilleux jeu Ori and the Will of the Wisps, Europe 1 a rencontré le compositeur Gareth Coker pour décortiquer son métier méconnu.

Composition par tâtonnements

Cet Anglais au visage rond a commencé à composer à 18 ans. Après un passage par la prestigieuse Académie royale de musique de Londres, il s'exile au Japon pour… enseigner l'anglais, avant de revenir à sa passion, la musique, au début des années 2010. Mais pourquoi les jeux vidéo plutôt que le cinéma ? "Je joue aux jeux vidéo depuis que j'ai 4 ans. Donc ça a été plutôt naturel pour moi de me diriger vers la musique de jeux", raconte Gareth Coker à Europe 1. "Au début, j'ai travaillé sur pas mal de petits jeux, qui n'ont pas vraiment eu de succès. C'était dur."

Jusqu'au jour où le destin frappe à sa porte. "Thomas Mahler, le fondateur du studio autrichien Moon Studios m'a contacté. Il m'a proposé de faire un prototype de la musique pour son prochain jeu : Ori and the Blind Forest. Mais je devais le faire gratuitement. Il m'a dit : 'on va pitcher le jeu à des éditeurs, si ça marche, on te gardera pour la musique'", se souvient le compositeur. Le pari est risqué mais il décide de le tenter. Grand bien lui en appris : sorti en 2015, Ori and the Blind Forest a immédiatement séduit la critique et le public, avec un beau succès à la clé. Et parmi les points forts unanimement reconnus : la musique envoûtante de Gareth Coker.

Le compositeur a pu travailler de concert avec les créatifs de Moon Studios. "Les concepteurs commencent avec de simples idées, des mécaniques de jeu. L'animation est très basique, il n'y a pas d'environnements, pas de sons. Mais ça permet de déterminer comment le personnage bouge, ce qu'il peut faire. De mon côté, ça m'aide à définir le rythme et le tempo de la musique car je comprends la vitesse du jeu", raconte-t-il.

Joueur lui-même depuis l'enfance, Gareth Coker tient à synchroniser la façon de jouer avec l'écoute de la musique (Xbox France).

"Ensuite, il y a les 'artworks', les dessins préparatoires qui couchent sur papier l'univers du jeu. À ce stade, je choisis les instruments car, personnellement, j'associe certaines couleurs à certains instruments", poursuit Gareth Coker. La dernière étape, c'est la mélodie. Pour la composer, je m'intéresse aux personnages et je me plonge dans le scénario. Ainsi, je peux faire correspondre la musique avec la façon de jouer." Mais ce genre de fonctionnement parallèle est rare. "Beaucoup de développeurs nous donnent tardivement accès au jeu, quand tout a déjà été fixé. On n'a pas le temps d'expérimenter. Or, tester et échouer est la meilleure approche possible pour réussir la musique", estime-t-il.

Assembler des "sons étranges"

Le compositeur anglais se fixe un objectif pour chaque jeu : "À mon sens, si vous pouvez remplacer une musique originale, que ce soit celle d'un film ou d'un jeu vidéo, par une autre préexistante, alors c'est que vous avez échoué en tant que compositeur". Et sa méthode pour y parvenir est un peu particulière. "Quand je fais mes recherches, j'écoute tout sauf de la musique de jeu. Je préfère écouter les musiques les plus étranges, venues de pays où je n'ai jamais mis les pieds. Et je ne cherche même pas à les aimer en entier ! Je ne peux être attiré que par une seule note, un rythme, une harmonie… Si je ne l'ai jamais entendu avant, alors ça m'intéresse", explique-t-il.

C'est uniquement une fois sorti de cette phase d'isolement que Gareth Coker s'attaque à l'écriture. "J'utilise tout ça comme source d'inspiration pour créer des sons uniques pour le jeu. Mais des sons étranges seuls ne font pas une musique. Donc il faut les lier ensemble et c'est le rôle de l'orchestre. On utilise des instruments venus du monde entier et l'orchestre les incorpore dans un ensemble consistant", précise-t-il. Une méthode qui a porté ses fruits : la bande-originale d'Ori and the Blind Forest a connu un petit succès commercial.

"Je ne veux pas que vous alliez aux toilettes !"

Désormais reconnu par ses pairs, Gareth Coker a ensuite engrangé de l'expérience sur d'autres jeux, notamment Minecraft, l'un des jeux les populaires au monde. "Le plus gros challenge quand on écrit de la musique de jeux vidéo, c'est d'avoir toujours en tête que le joueur ne va pas forcément faire ce que le jeu prévoit qu'il fasse", souligne-t-il. "Quand on fait un film, on a un contrôle total sur le spectateur. Avec un jeu, vous ne pouvez pas savoir ce que va faire le joueur à tel moment : avancer ou retourner en arrière, combattre ou fuir… C'est totalement libre !"

Un vrai casse-tête, aussi, pour le compositeur. "La clé c'est de garder le joueur immergé. Je ne veux pas que vous appuyiez sur pause, que vous alliez chercher un truc à grignoter ou à boire, ni même que vous alliez aux toilettes !", s'exclame Gareth Coker. "Pour ça, la musique ne doit jamais être envahissante et doit surtout rester naturelle. Le pire qui puisse arriver serait d'avoir l'impression d'écouter un disque qui tourne en boucle. Ça passe par des variations des thèmes principaux. Comme ça, l'univers sonore reste le même, mais avec de subtils changements qui empêchent la musique de devenir lassante, et le jeu aussi."

Sur un air d'Harry Potter et d'Inception

Pour Ori and the Will of the Wisps, le compositeur de 35 ans a dû s’atteler à un nouveau défi : une suite. "C'est la chose la plus dure que j'ai jamais faite. Il a fallu créer une 'meilleure' musique. Il m'a fallu six mois pour comprendre ce que ça impliquait", détaille Gareth Coker. "L'avantage, c'est qu'il y a plus de personnages que dans le premier opus. Ça m'a permis de développer de nouveaux thèmes et de les utiliser régulièrement dans le jeu." Résultat, la musique d'Ori and the Will of the Wisps est plus riche, plus nuancée.

Grâce au succès du premier jeu, Gareth Coker a aussi eu plus de moyens. "Cette fois, j'ai eu un gros orchestre, avec 92 musiciens et un vrai chœur. On a enregistré aux studios AIR, à Londres. C'est là-bas qu'ont été enregistrées les musiques des films Harry Potter, tous les James BondInception, Interstellar… Il y a un son unique", raconte-t-il, des étoiles dans les yeux. "Je me souviens du premier jour au studio. Je me tenais devant l'un des meilleurs orchestres de Londres et je me suis dit : 'mais qu'est-ce que je fais là ?'. Il y a tellement d'histoire dans ce studio."

Et Gareth Coker de faire un premier bilan de sa carrière : "Je vis un rêve, c'est fou !". "Je travaille sur le projet de mes rêves en ce moment-même ! Mais je ne peux rien dire", avance-t-il. "Autrement, j'adorerais composer la musique d'un jeu Assassin's Creed. L'héritage musical de la saga est fantastique et j'ai l'impression que chaque opus est un formidable terrain de jeu puisqu'il se passe dans un pays différent à chaque fois." Un appel du pied qui ne devrait pas laisser insensible Ubisoft, l'éditeur de la saga historique.