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Sorti en 2018, "Gris", un petit jeu vidéo espagnol sur le processus de deuil, vient de franchir pendant le confinement la barre du million de téléchargements. Un succès peu commun mais mérité pour cette épopée bouleversante, avec des graphismes minimalistes et bercée par une musique magnifique.

Un million de ventes pour un jeu vidéo, c'est loin d'être exceptionnel. Des mastodontes comme FIFA et Call of Duty s'écoulent chaque année à plus de dix millions d'exemplaires. En revanche, c'est beaucoup plus rare qu'une création dite "indépendante", c'est-à-dire développée par un petit studio de quelques personnes, franchisse ce cap symbolique. C'est pourtant l'exploit que vient tout juste de réaliser Gris, une pépite espagnole. Subtile et émouvante métaphore du processus de deuil, ce jeu hautement artistique mérite d'être (re)découvert*.

Une histoire muette déroutante

Sorti en 2018, Gris (comme la couleur mais avec le "s" prononcé, espagnol oblige) est le premier jeu vidéo de Nomada, un studio barcelonais fondé par d'anciens développeurs d'Ubisoft. On y incarne Gris, une jeune femme aux cheveux bleus, vêtue d’une robe noire. Au début, elle se réveille dans un monde étrange, au creux de la main d’une immense statue brisée représentant une femme. Il n’y a pas un mot, écrit ou parlé, pas une indication sur son histoire et ce sera comme ça jusqu'au bout. Il faut se débrouiller. 

Gris se présente comme un jeu de plateforme en 2D. On contrôle le personnage avec des mouvements sommaires (sauter et courir) et il faut le faire avancer, lui faire passer les obstacles, résoudre des puzzles… Il y a cinq mondes différents et il faut arriver au bout d’un niveau pour passer au suivant. Sur la forme, c'est très sobre, voire simpliste. Contrairement aux autres jeux de plateforme, on n’a pas de vie, on ne peut pas mourir. Il n’y a pas d’ennemis, pas de combats. Pour un "gamer" expérimenté, habitué à être sur ses gardes en permanence, c'est de prime abord assez déroutant.

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Des graphismes quasiment "faits main"

Mais très vite, on comprend que ce rythme de progression tranquille fait partie de "l'expérience Gris". Le jeu est court, il faut environ cinq heures pour le finir. Mais c’est un beau moment hors du temps, reposant. Il y a d'abord l'ambiance sonore, très particulière. Gris, qui aimerait chanter, a perdu sa voix au début. L'aventure commence donc avec une musique presque inaudible, voire absente. Composée par le groupe barcelonais Berlinist, la bande-son se fait plus présente et plus riche au fur et à mesure que l'on avance dans l'histoire.

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À cette progression scénaristique et sonore s'ajoute celle des décors. Les niveaux sont de plus en plus fouillés, passant d'un monde minimaliste en noir et blanc à une forêt colorée, jusqu'à un sanctuaire d'eau et de lumière aussi relaxant que splendide. Les graphismes, justement, ont bénéficié d’un soin particulier. Ils ont été réalisés par Conrad Roset, un artiste espagnol qui vient de l’illustration et de la peinture. C’est un adepte de l’aquarelle, avec un coup de pinceau très fin et des couleurs pastel qui se mêlent.

Ce style si particulier, les développeurs se sont attelés à le répliquer en pixels. "Au début, nous avons envisagé de dessiner chaque image du jeu sur papier, de les scanner et de les rentrer dans l’ordinateur. Le rendu est très authentique. Mais cela représentait trop de travail", expliquait Adrián Cuevas, directeur technique de "Gris", pendant la promotion du jeu en 2018. "Nous avons quand même scanné des aquarelles et nous avons choisi minutieusement les pinceaux numériques. L’idée était de donner un effet 'papier'. Ce n’est pas réellement le cas mais nous avons fait en sorte que le jeu ait l’air dessiné à la main."

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Une subtile métaphore du deuil

Gris est donc visuellement magnifique, un vrai régal pour les yeux. Mais des jeux de plateforme avec des directions artistiques remarquables, il y en a beaucoup, à l'image du récent et excellent Ori and the Will of the Wisps. Dans ce genre surchargé, Gris se distingue par le message qu'il porte : il fonctionne comme une métaphore du deuil. On comprend que la statue du début est la mère de Gris et que sa fille a perdu sa joie de vivre à sa mort.

Chacun des cinq niveaux représente alors une des cinq étapes du deuil, théorisées par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross. Ainsi, le premier est un monde en ruines en noir et blanc qui illustre le déni. Ensuite, il y a la colère avec un désert rouge balayé par des tempêtes et l'obtention d'un pouvoir permettant de transformer la robe de Gris en cube pour casser le décor. Puis viennent la négociation, la dépression et enfin l’acceptation. Chaque niveau est associé à une couleur, un pouvoir et une façon de jouer.

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Sans le moindre dialogue, cette métaphore se révèle très subtile et profondément touchante. Le final, loin d'être pataud ou plombant, a de quoi arracher quelques larmes, toujours bien aidé par une musique aérienne. Gris transcende ainsi son statut de simple jeu vidéo pour passer dans le domaine du sensoriel. C'est une expérience marquante, presque une thérapie pour qui peut s'identifier à l'héroïne.

*Gris, développé par Nomada Studio, disponible sur Nintendo Switch, Playstation 4, PC, Mac et iPhone