C'est peut-être un tournant pour le jeu vidéo en France : les Pégases, première cérémonie de remise de prix officielle du secteur s'est tenue lundi, à Paris. Une soirée inspirée des César et des Oscars, pour couronner les meilleures créations vidéoludiques françaises. Tapis rouge, tenue de soirée exigée et photocall : l'Académie des arts et techniques du jeu vidéo, créée spécialement l'an dernier, et le Syndicat national du jeu vidéo ont organisé une belle fête au théâtre de la Madeleine. Europe 1 y était, on vous raconte ce qu'on en a retenu.
Un ton rafraîchissant à affiner
Entre sérieux de la mise en scène et ambiance légère des interventions, les Pégases ont cherché, et presque trouvé leur ton. Un ton à l'image de cette industrie du divertissement, moins glamour que le cinéma mais plus fun. Sur la forme, la cérémonie s'est déroulée sans accroc : les remises de prix se sont enchaînées pendant 1h45 (durée parfaite), entrecoupées d'intermèdes musicaux et même d'une chorégraphie sur Just Dance 2020. Seule fausse note : l'animation, assurée par un duo de présentateurs (Salomé Lagresle et Emmanuel Levy, l'animateur du 6-9 de NRJ). Entre platitudes et blagues vaseuses, ce n'était pas le point fort de la soirée. Malgré tout, pour une première, le contrat est rempli et c'est déjà beaucoup.
Le triomphe d'A Plague Tale
Sur le fond, la cérémonie a été marquée par le triomphe d'un jeu : A Plague Tale : Innocence, création du studio bordelais Asobo. Cette émouvante odyssée de deux enfants dans un Moyen-Âge rongé par la peste noire est repartie avec six trophées, dont le Pégase du meilleur jeu de l'année. Un beau succès pour un jeu original, basé sur des partis pris risqués, à commencer par prendre des enfants comme héros. Le résultat, une aventure à couper le souffle, aussi belle qu'angoissante, n'a rien à envier aux meilleurs jeux étrangers.
"Essayer de faire un jeu qui ressemble à un jeu américain ça ne marche pas car les Américains le feront toujours mieux que nous. Donc quitte à être créatif, autant y aller franco et faire quelque chose de spécifique et dans un univers que nous seuls, en tant que Français, étions capables de retranscrire complètement", raconte David Dedeine, le directeur du studio Asobo. A Plague Tale a également été récompensé pour son "excellence visuelle", son "univers sonore", son "univers de jeu", son "game design" et ses personnages. Seul prix majeur à lui avoir échappé, le Pégase de la narration a été remis à Life is Strange 2.
Une belle vitrine pour le jeu vidéo français
Au-delà du triomphe d'A Plague Tale, les Pégases ont récompensé tout le paysage du jeu vidéo français : blockbusters, jeux indépendants, jeux pour mobile, issus de petits et de gros studios. "C'est une excellente initiative de mettre en valeur toutes les créations françaises", souligne au micro d'Europe 1 Yves Guillemot, le PDG du géant Ubisoft, récompensé d'un Pégase d'honneur pour l'ensemble de sa carrière. "On a vu toute la richesse du jeu vidéo français, nous avons de nombreux talents ici, ça commence dans les écoles. Il faut pousser ces talents pour créer les meilleurs jeux au monde en France", appuie-t-il.
Justement, à l'autre bout de l'échelle, les Pégases ont également récompensé le meilleur jeu étudiant. Remis à des étudiants de l'ENJMIN, la seule école publique des métiers du jeu vidéo, pour Don't Look, un jeu d'horreur, ce trophée leur donne un sacré coup de projecteur. "C'est notre tout premier jeu, c'est hyper émouvant de le voir aller aussi loin. On a le souffle coupé !", s'exclament Louis, Axel et You-Jeen dans les coulisses. "On espère revenir l'an prochain mais cette fois, en tant qu'employés d'un studio."
Des prises de parole engagées
Les Pégases étaient certes une belle fête du jeu vidéo mais elle n'était pas lisse pour autant. Deux sujets cruciaux pour le secteur ont été abordés au cours de la soirée. D'abord, la précarité des créateurs. Récompensé par le Pégase du meilleur jeu indépendant pour Night Call, Laurent Victorino a tenu un discours fort sur scène, félicitant "les éditeurs qui prennent plus soin de leurs employés que de leurs profits", référence à peine masquée aux scandales de harcèlement moral qui minent certains gros studios. Des propos salués par des applaudissements nourris.
S'il y a quelque chose à retenir de ces #Pegases2020 c'est Laurent Victorino (@on_code) de Monkeymoon (Nightcall). Merci pic.twitter.com/H8ondONsoq
— Pierre Bazin / Pyriak (@Pyriak) March 9, 2020
Laurent Victorino a également eu une pensée pour tous les créateurs de jeux qui galèrent au quotidien. "Dans ce genre de cérémonie, on récompense ceux qui ont déjà réussi. Si je suis là, c'est que je peux me le permettre mais beaucoup n'ont pas ces moyens-là", développe-t-il pour Europe 1. "Le vrai jeu vidéo français se trouve dans les garages, dans les greniers, là où les gens galèrent vraiment à faire des choses avec leur passion et leurs tripes mais sans argent."
Et puis, la question de la place des femmes dans le jeu vidéo a aussi été mise sur le tapis, alors qu'elles ne représentent que 14% des employés des studios français. D'abord, avec un coup de projecteur pendant la cérémonie sur le travail de l'association Women in Games, qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les entreprises et dans les jeux. Puis, lors de la remise du Pégase de la personnalité de l'année à Jehanne Rousseau, présidente du studio Spiders (une des rares à occuper un tel poste en France) et membre active de l'association.
"Je pense que l'Académie a eu envie de montrer qu'il y a aussi des femmes dirigeantes dans ce milieu. Pour les jeunes filles, c'est une façon de leur montrer que c'est possible, de les encourager à venir nous rejoindre", réagit Jehanne Rousseau. "On les attend, on a besoin d'elles pour apporter plus de diversité. Ça ne concerne pas que les femmes, on a besoin de personnes en situation de handicap, issues des minorités, etc. Toute variété est bonne à prendre."
S'ouvrir à un plus large public
Si on peut considérer cette première édition des Pégases comme réussie, il y a évidemment des points d'amélioration. L'objectif de la cérémonie était d'offrir une crédibilité artistique au jeu vidéo, forme de divertissement souvent méprisée. Pour y parvenir, il faudra ouvrir les Pégases à un public plus large. Diffusés sur la chaîne spécialisée ES1 et retransmise en direct sur Youtube et sur Twitch, les Pégases ont rassemblé tout au plus quelques dizaines de milliers de spectateurs en cumulé.
Étant donnée la popularité des jeux vidéo (70% des Français y jouent occasionnellement), il y a donc de la marge. Pour séduire au-delà des passionnés, il faudra faire quelques ajustements, notamment dans les catégories, parfois obscures (le Pégase du meilleur service d'exploitation reste un mystère) et la sélection des jeux. Dans certaines catégories, il n'y avait pas vraiment de concurrence. Il faudra aussi attirer des intervenants connus du grand public. Lundi, seul l'humoriste Pablo Mira, venu remettre un prix, parlait aux non-initiés.