"T'as joui ?", le compte Instagram qui parle d'orgasme féminin sans tabou

Le compte Instagram de Dora Moutot permet à certains hommes de comprendre ce qu'ils avaient jusqu'alors occulté involontairement.
Le compte Instagram de Dora Moutot permet à certains hommes de comprendre ce qu'ils avaient jusqu'alors occulté involontairement. © Pixabay
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Anaïs Huet , modifié à
Constatant que trop de femmes acceptaient malgré elles de ne pas accéder à l'orgasme lors d'un rapport sexuel, une journaliste a lancé un compte Instagram pour libérer leur parole et les inviter à assumer leurs désirs.

Dans l'épisode 4 de la saison 2 de Sex and the City, intitulé "They shoot single people, don't they ?" ("On achève bien les célibataires, n'est-ce pas ?"), Miranda fait l'amour avec son petit ami d'alors. L'homme, visiblement de bonne volonté, ne cesse de lui demander s'il s'y prend bien, tout en semblant ne pas être à l'écoute des réponses à la fois verbales et corporelles de sa partenaire, qui ne prend clairement aucun plaisir. Soucieuse de ne pas le blesser – et sans doute impatiente d'abréger ce moment peu agréable – Miranda simule jusqu'à ce que son petit ami jouisse.

Combien de femmes se sont-elles déjà retrouvées dans la situation de Miranda ? Et combien de fois ? C'est pour démontrer la prévalence de ces comportements, et surtout pour "libérer la jouissance" des femmes, que la journaliste Dora Moutot a créé le compte Instagram "T'as joui ?". Lancé le 15 août, il compte déjà 47.000 abonnés.

Les femmes trop "cérébrales" pour jouir ?

Tout a commencé lorsque la journaliste, sur son compte Instagram personnel, a rapporté une discussion qu'elle avait eue avec un homme. Celui-ci lui soutenait mordicus que si les femmes avaient moins d'orgasmes que les hommes, c'était tout bonnement parce qu'elles étaient plus "cérébrales", plus "sentimentales". En clair, il leur fallait être éperdument amoureuses pour jouir. Le poncif hérisse alors Dora Moutot, qui lui rétorque qu'il est surtout question de "mauvaise technique". Sa publication sur Instagram fait mouche et suscite les témoignages de nombreuses femmes qui racontent, à leur tour, leurs difficultés à atteindre la jouissance avec leur(s) partenaire(s) masculin(s). La journaliste décide de ne pas laisser mourir ces confidences. En les publiant, elle veut contribuer à libérer la parole des femmes.

Des témoignages et une prise de conscience

Tout en préservant l'anonymat de ces femmes, Dora Moutot publie sur "T'as joui ?" les captures d'écran des récits qui lui sont faits par messages privés. "Merci pour ce compte !! Je me sens moins seule ! J'ai eu quatre mecs dans ma vie, et je n'ai jamais joui avec les trois premiers. En cumulé, ça fait trois ans de sexe sans orgasme, ni plaisir pour les deux premiers). À tel point que j'ai cru que c'était moi le problème et que j'étais frigide. En fait, c'était juste des mecs nuls", confie une internaute. "Ce qui est flippant, c'est de réaliser D'UN COUP que plein de fois, j'ai fait semblant d'avoir joui parce que la vraie fin 'logique' pour moi, c'était que le mec 'venait' ; après, c'est le 'repos du guerrier'…", témoigne une autre.

Chaque histoire personnelle génère un flot de commentaires, presque exclusivement positifs, et encourageant les femmes à s'assumer, prendre conscience et surtout à s'exprimer face à leur partenaire sexuel.

Une publication partagée par T’as joui? (@tasjoui) le

Le "fossé de l'orgasme"

Ce que disent ces femmes à travers ces témoignages a été vérifié scientifiquement. Aux États-Unis, on appelle cela "the orgasm gap", ou le fossé qui existe entre la régularité de l'orgasme masculin et la rareté de la jouissance féminine. Selon une étude de la Chapman University (Californie), 95 % des hommes hétérosexuels ont "habituellement ou toujours" des orgasmes pendant un rapport sexuel, contre 65 % des femmes hétérosexuelles.

En comparaison, ces chercheurs indiquent que 86% des femmes lesbiennes ont "habituellement ou toujours" des orgasmes. L'argument - encore trop répandu - qui consiste à dire que les femmes doivent être amoureuses pour accéder plus facilement à l'orgasme est aussi mis à mal par cette donnée : une femme n'a besoin, en moyenne, que de quatre minutes pour jouir seule, par la masturbation. Le narcissisme n'ayant, a priori, rien à voir là-dedans, il pourrait donc bel et bien s'agir de "technique", mais aussi et surtout d'attention portée au désir et au plaisir de l'autre.

L'influence de la pornographie

Pour Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les Droits des Femmes, ces comportements sont la résultante d'une "domination masculine qui n'a pas disparu", d'un véritable "défaut d'éducation sexuelle", mais aussi de "l'influence de la pornographie, massivement regardée à l'heure actuelle". Interrogée par Europe 1, elle explique : "Dans les films X, il est très fréquent, si ce n'est systématique, de voir l'actrice jouir en deux secondes. C'est complètement contrefait, et cela envoie une information parfaitement erronée à ceux et celles qui en regardent."

Un constat nourri par ce témoignage d'une internaute, publié sur "T'as joui ?" : "Le pire, c'est que certains mecs veulent absolument te faire jouir et y mettent toute leur énergie et leur technique, mais que leur idéal sexuel est tellement basé sur le porno auquel ils ont été biberonnés que, si tu as le malheur d'aimer autre chose, c'est toi le problème."

Cette culpabilité est ressentie par bon nombre de femmes, parfois ponctuellement, parfois sur le long terme, et cela peut laisser une marque très négative sur leur appréhension de la sexualité. Dans Psychologies magazine, la philosophe Michela Marzano estime que "les femmes n'ont pas de rapport simple et instinctif au plaisir parce qu'elles se font avoir avec la notion de 'devoir être'. Elles en oublient qui elles sont. À force de passer leur temps à essayer de correspondre à une image qu'elles visent, elles se perdent de vue."

Le manque d'éducation sexuelle

Le défaut d'écoute des hommes et le silence des femmes dans ce domaine s'expliquent aussi, comme l'a noté Suzy Rojtman plus tôt, par l'absence d'éducation sexuelle à l'école en France, malgré une loi instaurée en 2001, qui exige des établissements scolaires qu'ils dispensent en primaire et dans le secondaire trois séances annuelles d'éducation sexuelle et affective.

Or, il y a deux ans, le Haut Conseil à l'Égalité démontrait, à partir d'une étude faite sur un échantillon représentatif aussi bien du public que du privé, que 25% des écoles primaires, 4% des collèges et 11% des lycées, n'ont jamais appliqué cette loi. Résultat, les jeunes filles ne connaissent pas leur anatomie, et ignorent pour la plupart qu'elles sont dotées d'un organe exclusivement dédié au plaisir : le clitoris. Dans ce contexte, il n'est pas aisé pour une femme, aux prémices de sa sexualité, de réclamer, à l'instar de son partenaire, d'accéder au nirvana. Derrière, le tabou du plaisir féminin ne fait qu'entretenir l'habitude.

Le compte Instagram de Dora Moutot, s'il a le mérite de lever ce tabou, permet aussi à certains hommes de comprendre ce qu'ils avaient jusqu'alors occulté involontairement, et de se remettre en question. Une abonnée à "T'as joui ?" raconte ainsi son heureuse expérience : "Hier soir, j’ai vu quelqu'un. Il a joui avant moi. Normalement, je n'aurais rien dit, me disant que ce n'était pas grave. Mais après avoir vu tous les commentaires sur le fait qu'on pense que c'est normal, je lui ai dit que je n'avais pas encore joui, et il m'a aidée." Le changement commence là.