Loi "anti-casseurs" : des magistrats aux policiers, un texte vivement critiqué

La loi anti-casseurs doit désormais être de nouveau approuvée par le Sénat, début mars.
La loi anti-casseurs doit désormais être de nouveau approuvée par le Sénat, début mars. © ERIC FEFERBERG/AFP
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Adoptée mardi par les députés, la proposition de loi visant à "prévenir et sanctionner les violences dans les manifestations" rencontre de vives résistances parmi les principaux acteurs chargés de son application.

La loi dite "anti-casseurs" se précise. Les députés ont adopté mardi, à une large majorité, la proposition de loi des Républicains, remaniée par la majorité, visant à "prévenir et sanctionner les violences dans les manifestations". Le texte divise l’échiquier politique, jusqu’au sein même de La République en marche, dont une cinquantaine de députés se sont abstenus. Mais au-delà des clivages politiques, le texte est très critiqué au sein de la société civile, des policiers aux syndicats en passant par les magistrats.

Qu’y a-t-il dans ce texte ?

Parmi les quelques articles de la proposition de loi, l’attention se focalise sur le deuxième. Il prévoit que les interdictions de manifester pourront être prises par les préfets, pour une personne "à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser" qu'il peut troubler l'ordre public, alors que seul un juge est aujourd’hui habilité à le faire. Contrevenir à cette interdiction serait passible de six mois d'emprisonnement et 7.500 euros d'amende. En outre, il est prévu la possibilité de fouilles pour trouver des "armes par destination", sur réquisition du procureur, la création d’un délit pour le fait de masquer son visage lors d’une manifestation, ou encore le principe du "casseur-payeur".

Des divisions jusque dans la majorité

L'ensemble de la gauche, les Insoumis en tête, est farouchement opposée à la proposition de loi, dénonçant des mesures "liberticides" et une "dérive autoritaire", à l'unisson de certains syndicats et associations. Une saisine du Conseil constitutionnel est en préparation. Après quelques tergiversations, les élus RN ne devaient pas non plus voter un texte pris "dans la panique" et portant une "volonté de réduire les libertés publiques".

La droite devait en revanche se prononcer pour cette proposition de loi, malgré la très large réécriture du texte de Bruno Retailleau, patron des sénateurs Les Républicains qui entendait initialement répondre au phénomène des "black blocs". Au centre, les élus étaient plus indécis. "Ce qui est inacceptable, c'est la présomption de culpabilité", s'indignait dimanche au micro d'Europe 1 le député Charles de Courson. À l'Assemblée, il avait marqué les esprits en estimant que cette loi revenait à "retourner sous Vichy".

C'est au sein du groupe majoritaire LREM que les débats ont été les plus agités. Une cinquantaine de députés, dont beaucoup venant de l'aile gauche, déjà critiques il y a plusieurs mois de la loi asile-immigration, se sont abstenus au moment du vote. L'interdiction administrative de manifester pourrait être "mal utilisée par un futur régime mal intentionné, par exemple d'extrême droite", a justifié notamment Matthieu Orphelin.

Les syndicats expriment leurs inquiétudes

Premiers concernés quand on parle de manifestations, les syndicats sont, sans surprise, vent debout contre la proposition de loi "anti-casseurs". Le texte "veut restreindre les libertés individuelles et collectives, arrêter des manifestants qui seraient cagoulés ou qui auraient le visage caché (…) C'est une loi qui vise à restreindre le droit de manifester", a dénoncé, sur franceinfo, le leader de la CGT Philippe Martinez.

Même son de cloche du côté de la CFDT. "Quand on touche aux libertés, il faut toujours se situer en dehors du moment dans lequel on est", a alerté Laurent Berger, également sur franceinfo. "Il n'est pas absolument idiot de dire qu'un certain nombre de gens qui ne viennent que pour perturber les manifestations puissent être interdits de ces manifestations", a concédé le syndicaliste. "Mais je crois que cette responsabilité-là ne doit pas être donnée aux préfets, parce que les lois de circonstance ont un côté dangereux. Si je me projette dans un futur, que je ne souhaite pas, d'un pouvoir très totalitaire dans notre pays, ce sera une loi anti-démocratique."

Les syndicats ont reçu le soutien plus inattendu de… Laurence Parisot. "L’article 2 de la loi anti-casseurs n’est pas raisonnable", a estimé l’ancienne patronne du Medef sur Twitter. Elle a également mis en garde le gouvernement contre "les lois de circonstance".

Des magistrats dubitatifs

La question des interdictions de manifester décidées par arrêtés préfectoraux suscite également des interrogations de la part des magistrats. "Si l’on est attaché aux libertés, on ne peut pas l’admettre", a dénoncé, dans Le Monde, l’avocat François Sureau, déjà opposé à l’état d’urgence. "On voit se profiler les notes blanches, les ragots de police, les éléments de faits qu’aucun juge n’est jamais en état de discuter sérieusement", critique-t-il, évoquant une "loi de la peur".

"Le premier ministre est dans la logique 'un événement-une loi', que nous dénonçons systématiquement. Notre arsenal juridique comprend déjà la définition de plus de 8.000 délits et 6.000 contraventions, c’est tout à fait suffisant pour réprimer les actes commis en marge des manifestations", estime de son côté Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), dans une interview au Monde. Elle souligne que les interdictions de manifester doivent rester "une peine" et donc être prononcées par la justice et non une autorité administrative.

Les opposants au texte rappellent également que la possibilité d’interdire à une personne de manifester par arrêté préfectoral ne servira à rien dans le cas de manifestations non-déclarées ou de mobilisations spontanées. Des cas devenus très fréquents avec le mouvement des "gilets jaunes", adeptes des rassemblements lors desquels il est impossible de savoir à l’avance qui sera présent.

Les policiers participent au débat

Fait plus rare dans ce genre de débat : une partie des policiers a fait connaître son opposition aux arrêtés préfectoraux que la loi veut instituer. "Cette mesure administrative relève de l'état d'urgence, il ne faut pas que l'exception devienne la règle, elle viendrait entraver la liberté fondamentale de manifester", juge l'Unsa-Police, l'une des trois organisations représentatives de la Police nationale.

Selon le syndicat, l'interdiction de manifester déjà prévue par un article du code de la sécurité intérieure (L.211-13), "doit rester exclusivement une décision de justice et constituer un délit pour celui qui ne la respecterait pas". "L'interdiction administrative pourrait se substituer à celui-ci, bafouant ainsi de façon arbitraire (la) liberté fondamentale" de manifester, a dénoncé l'Unsa-Police.

Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner, qui entend donner des gages à certains syndicats policiers, l'a martelé dans une tribune publiée lundi soir sur Facebook : ce texte "n'est pas une loi de circonstance" ou "liberticide" mais "une loi de protections", "une loi de liberté" face aux "quelques brutes (qui) mettent en péril notre droit à manifester". Le texte, doit désormais passer au Sénat (qui avait validé la première version à l'automne) pour un vote prévu début mars. L'examen du Conseil Constitutionnel suivra.