"On se croit sous Vichy" : les députés s'écharpent sur la loi "anti-casseurs"

Ugo Bernalicis
Ugo Bernalicis, député LFI, est monté au créneau. © JACQUES DEMARTHON / AFP
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La proposition de loi, examinée cette semaine, divise profondément les élus, parfois au sein même d'un groupe politique. Le vote est prévu le mardi 5 février.

Ils n'ont toujours pas terminé leur première lecture, mais ont déjà largement eu le temps d'exposer de profonds désaccords. Mercredi soir, les députés ont achevé l'examen de l'article 4 de la proposition de loi "anti-casseurs", remettant à plus tard les débats autour des trois derniers. Annoncé comme une réponse aux violences commises pendant les manifestations des "gilets jaunes", le texte divise.

Les premières discussions, qui ont porté notamment sur l'interdiction de manifester, celle de dissimuler son visage en manifestation ou encore le fichage des casseurs, ont donné lieu à de houleuses joutes oratoires.

"Dérive autoritaire". Les premières tensions sont apparues dès la discussion générale, avant même que les parlementaires ne s'intéressent aux détails des amendements. "Vous êtes dans une dérive autoritaire qui ne masque que votre incompétence à maintenir l'ordre public", a lancé le député insoumis Alexis Corbière à l'adresse du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner. "Nous affrontons le bilan le plus terrible observé au cours des 60 dernières années", a renchéri Jean-Luc Mélenchon. "Même en 1968 ou en 1995 on n'avait pas vu un bilan pareil : 1.000 policiers blessés, 1.800 blessés parmi les manifestants. Ce cumul de chiffres fait froid dans le dos."

" Mais où sommes-nous ? C'est la dérive complète ! "

"On se croit revenus sous le régime de Vichy". L'examen de l'article 2, qui instaure la possibilité pour les préfets de prononcer des interdictions de manifester, prérogative jusqu'ici réservée à un juge, a donné lieu à des sorties plus virulentes encore. De la part, toujours, de la France Insoumise, et notamment Ugo Bernalicis, qui a dénoncé un basculement "dans quelque chose qui n'est plus l'État de droit".

Mais les récriminations ne sont pas uniquement venues de la gauche de l'Hémicycle. Charles de Courson, député UDI, s'est lancé dans une véritable diatribe. "Une autorité administrative va interdire à un individu de manifester au motif qu'il y a une présomption, des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace. Mais où sommes-nous ? C'est la dérive complète, on se croit revenus sous le régime de Vichy. Mais oui. Réveillez-vous mes chers collègues, il faut absolument voter les amendements de suppressions. Le jour où vous aurez un gouvernement différent, quand vous serez dans l'opposition avec une droite extrême au pouvoir, vous verrez. C'est une pure folie de voter ce texte."

Même au sein des marcheurs, certains ont émis des doutes, à l'instar de Stella Dupont ou Martine Wonner. "Je m'interroge sur l'atteinte à la liberté de manifester possiblement induite par ce texte", a déclaré la première. "Qui sommes-nous si, pour protéger l'État de droit, nous en affaiblissons les principes essentiels et fondamentaux ?", a questionné la seconde. Au total, 14 députés LREM ont voté pour la suppression de cet article 2, dont Aurélien Taché, qui l'a justifié sur Twitter jeudi.

Ajustements. Cela n'a pas empêché l'article d'être adopté, avec quelques ajustements par rapport à la version initiale de la proposition de loi. Les préfets pourront interdire de manifester sur l'ensemble du territoire et pour une durée allant jusqu'à un mois. En revanche, cette interdiction ne pourra être motivée par le seule fait d'avoir des liens avec un groupe "incitant, facilitant ou participant" à du cassage.

Le fichier de recensement des casseurs que voulait créer le Sénat a également été retoqué. À la place, les personnes interdites de manifestation seront ajoutées au fichier des personnes recherchées et en seront effacées à la fin de l'interdiction qui les touche.

"Gardez vos leçons de morale". Une série d'amendements déposés par la France insoumise ont également embrasé les débats. Le groupe de Jean-Luc Mélenchon voulait en effet inscrire noir sur blanc le fait de garantir l'accès des manifestations aux journalistes et l'interdiction de saisir leur matériel. "Vous insultez les forces de l'ordre, la justice de notre pays", a bondi la rapporteure LREM de la loi, Alice Thourot. "L'amendement tel qu'il est rédigé ne respecte pas les forces de l'ordre, ni les magistrats." "Vous avez vu les photos ? Comment pouvez-vous avoir une cécité aussi grande et aussi grave [sur les violences policières] ?", a rétorqué Clémentine Autain avant que le marcheur Jean-Michel Fauvergue lui demande de "garder [ses] leçons de morale".

Passe d'arme. Ugo Bernalicis et Christophe Castaner se sont lancés dans un bras de fer autour de l'interdiction des lanceurs de balle de défense (LBD), souhaitée par les Insoumis. Le premier a entrepris de lister toutes les victimes de ces armes non-létales. "Benjamin, 23 ans, […] mineur de 14 ans, […] Arthur, 24 ans, […] Alexandre, 37 ans…", a-t-il égrené avant que le ministre de l'Intérieur ne lui réponde sur le même thème en citant les personnes décédées en marge des barrages dressés par les "gilets jaunes". "Vous voulez que la liste, je l'évoque comme ça ? Ces armes de défense peuvent blesser, mutiler dans des conditions d'utilisation anormales. Mais les supprimer [laisse] un choix simple : le corps-à-corps ou l'arme de service. C'est ça, la réalité."

Un article durci. Le vote d'une version durcie de l'article 4 de la loi a achevé de miner les débats parlementaires. Cet article concerne l'interdiction de masquer son visage avant de manifester, qui devient un délit. Interdiction qui ne s'appliquait, dans la version initiale du texte, que si cette dissimulation du visage s'accompagnait d'une volonté de "participer ou d'être en mesure de participer" à des troubles de l'ordre public "sans pouvoir être identifié". Finalement, sur proposition de la députée MoDem Laurence Vichnievsky, la charge de la preuve a été renversée : toute personne interpellée le visage masqué pendant une manifestation devra prouver qu'elle l'a fait pour "un motif légitime".