Inès Léraud a notamment enquêté sur le scandale des algues vertes en Bretagne (photo d'illustration). 7:06
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La journaliste indépendante, qui a réalisé plusieurs enquêtes sur le secteur agro-alimentaire en Bretagne ces dernières années, a fait l'objet de pressions et été visée par deux procès en diffamation. Alors qu'un collectif appelle à la soutenir pour préserver la liberté d'informer sur cette industrie, elle en décrit les mécanismes au micro de Philippe Vandel, sur Europe 1. 

En 2014, Inès Léraud a commencé à enquêter en Bretagne, sur le premier groupe agroalimentaire de la région, Triskalia. "Et puis, ça m'a amenée au sujet des marées vertes, une enquête qui m'a pris trois ans", se souvient-elle au micro de Philippe Vandel. Auteure de plusieurs articles, livres et reportages, la journaliste indépendante a depuis subi des pressions et fait l'objet de deux procès en diffamation, au point qu'une tribune signée par des personnalités comme Yann-Arthus Bertrand, Yannick Jadot ou Florence Aubenas et publiée dans Libération appelle à défendre "la liberté d'information sur le secteur agroalimentaire". Car selon Inès Léraud, c'est bien de cela dont il est question. 

"Le phénomène de la fabrique du silence"

"J'étais une journaliste indépendante basée à Paris et je faisais des reportages avec quelques jours de terrain à chaque fois", retrace Inès Léraud. "Et quand j'ai commencé à mettre un pied dans le monde de l'agro-alimentaire breton, je me suis rendue compte que quelques jours de terrain ne suffiraient pas : les agriculteurs avaient peur de parler. Je me suis dit : 'il faut que j'aille vivre là-bas quelques mois.' Et comme quelques mois ne suffisaient pas, j'y suis restée quelques années." 

" Ces pressions, ces censures, aboutissent au fait que les gens ne parlent plus "

"J'ai recueilli de nombreux témoignages qui parlaient des pressions, des censures et des auto-censures dans le secteur agroalimentaire mais aussi dans les conseils municipaux, dans l'Education nationale...", poursuit-elle. "J'ai appelé ce phénomène la fabrique du silence : comment ces pressions, ces censures, aboutissent au fait que les gens ne parlent plus et il n'y a plus de parole critique publique sur l'agroalimentaire en Bretagne."

"J'ai eu du mal à passer mon enquête"

Selon Inès Léraud, ce "phénomène" touche aussi la presse locale, à l'image de la couverture du scandale du groupe Chéritel, "un important grossiste de fruits et légumes en Bretagne". En enquêtant à partir de 2017, elle y a découvert "une fraude massive de tomates achetées à bas coût à l'étranger et réétiquetées comme des tomates françaises". Pourquoi les journaux de la région ne s'étaient-ils pas emparés du sujet ? La journaliste établit un lien avec la condamnation pour diffamation du Télégramme, après un article sur l'emploi illégal de travailleurs bulgares au sein du groupe - Chéritel a finalement été condamné pour "délit de marchandage" dans ce dossier, un appel a été interjeté. 

"Ça a traumatisé la presse locale, qui ne parle quasiment plus des frasques parce qu'elle a peur d'autres enquêtes en diffamation", analyse Inès Léraud. "Moi-même, j'ai eu du mal à passer mon enquête dans les médias nationaux, parce qu'ils avaient peur d'enquêter sur quelqu'un qui était procédurier."

"Un premier procès en diffamation, puis un second"

Installée dans la région, Inès Léraud a ensuite été alertée par des citoyens sur un autre dossier. "Depuis des décennies, des êtres humains, des animaux sauvages et domestiques sont retrouvés morts sur les plages bretonnes, et le lien avec les algues vertes est assez facile à démontrer", résume-t-elle. "Il est connu, mais il est complètement nié par les autorités publiques et administratives." 

" Un témoin qui travaillait pour une association a perdu des subventions "

De ce sujet également lié à l'agriculture intensive - dont les polluants favorisent la prolifération desdites algues vertes -, la journaliste a fait une bande dessinée, avec Pierre Van Hove, Algues vertes : l’histoire interdite (La Revue Dessinée-Delcourt). L'ouvrage a failli être traduit en breton, mais une maison d'édition régionale a renoncé à ce projet, par peur de perdre des subventions du Conseil régional. 

Car le travail d'Inès Léraud a rapidement eu son lot de conséquences. "Quand j'enquêtais sur Triskalia, des témoins ont reçu des menaces de mort. Une autre témoin qui travaillait pour une association a perdu des subventions. Moi j'ai été pas mal discréditée sur les réseaux sociaux de ces groupes agroalimentaires, et petit à petit, j'ai eu un premier procès en diffamation, puis un second", témoigne-t-elle. Invitée au Salon du Livre de Quintin dans les Côtes-d'Armor, l'auteure a été tout bonnement déprogrammée. "J'ai appris que le maire adjoint, qui travaille à la Chambre d'agriculture, dirigée par la FNSEA, le principal syndicat agricole, avait demandé aux membres du salon du livre que je ne vienne pas."

"Mon travail a gagné la confiance des habitants"

Des retombées parfois sources de difficultés pour la journaliste indépendante, qui a par exemple du prendre un avocat. "Je n'ai pas de rédaction, je suis assez fragile", souligne-t-elle. Pour la soutenir, le collectif à l'origine de la tribune publiée par Libération est né "à l'initiative de simples citoyens bretons". "Parce que mon travail a gagné la confiance des habitants au fur et à mesure des années : au début ils étaient méfiants, et puis ils ont compris que je n'étais pas là pour juger les pratiques mais pour comprendre les mécanismes de la société bretonne dominée par l'économie agroalimentaire", s'enthousiasme-t-elle. "Ils ont compris l'importance d'avoir une journaliste qui enquête chez eux."