ENQUÊTE - La France débordée par l'explosion du nombre de mineurs isolés étrangers

© LOUISA GOULIAMAKI / AFP
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Salomé Legrand, Chloé Triomphe et , modifié à
Majoritairement des adolescents originaires d'Afrique subsaharienne, ils doivent être évalués et pris en charge dans chaque département. Mais le système peine à absorber leur nombre, en forte hausse ces dernières années.
ENQUÊTE

Dans les Hauts-de-Seine, un des départements les plus riches de France, à deux pas des tours de La Défense, Amadou, un jeune de 15 ans, vit seul à l'hôtel depuis cet été. L'adolescent souffre de séquelles de son passage en Libye, où il a été esclave. Il a traversé la Méditerranée, passé sept mois dans un camp en Italie. Surchargé de dossiers, son éducateur ne lui rend visite qu'une fois par mois, pour lui donner de quoi vivre, alors même qu'il ne sait pas compter. Il a fallu plusieurs semaines pour qu'on s'aperçoive qu'incapable de lire l'heure, il arrivait toujours des heures en avance à l'école, de peur d'être en retard. Depuis peu, c'est un employé de l'hôtel qui lui règle son réveil tous les soirs, en fonction de l'emploi du temps du lendemain.

Racontée à Europe 1 par Me Isabelle Clanet dit Lamanit, la situation de cet adolescent est loin d'être unique. En France, le nombre de mineurs étrangers isolés est en hausse spectaculaire depuis deux ans : de 8.000 en 2016, ils sont passés à 15.000 en 2017 puis, selon les tous derniers chiffres de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), 17.922 en 2018. Il s'agit en grande majorité de garçons - les filles ne représentent que 4 à 4,5% -, originaires pour les deux tiers d'entre eux des pays d'Afrique subsaharienne.

Comme le dispose le Code de l'action sociale et des familles, ces mineurs doivent avoir, sur le territoire français, les mêmes droits qu'un jeune Français en danger et être pris en charge par les services de protection de l'enfance. Mais face à des autorités saturées, la réalité est plus contrastée. Europe 1 a enquêté.

"Deux ans de marge d'erreur" pour les tests osseux. Le parcours du combattant de ces jeunes commence avant même qu'ils ne soient "reconnus" comme mineurs isolés. Comment ? Par l'étude de leurs documents d'État civil, lorsqu'ils en ont. Mais aussi une enquête sociale, impliquant notamment des entretiens. Et, en dernier recours, un test osseux controversé, prévu par l'article 388 du Code civil. "Toutes les autorités médicales disent que ce n'est pas fiable, surtout à l'âge qui nous intéresse, c'est-à-dire de 16 à 20 ans", soupire Me Catherine Delanoë-Daoud, avocate d'enfants au barreau de Paris.

Consistant en une radio du poignet et des dents de sagesse, l'examen donne selon elle des résultats imprécis. "Certains parlent de marge d'erreur de deux ans, d'autres de quatre ans, ça n'a aucun sens." La Cour de Cassation a récemment accepté une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur cette pratique. En attendant, elle contribue à rallonger les procédures pour les mineurs isolés : à Nantes, il se présente par exemple entre 35 et 50 nouveaux jeunes à "tester" chaque semaine, soit trois fois plus qu'en 2016, ils sont 20 à 30 dans les Hauts-de-Seine, où l’on ne peut traiterque 4 ou 5 dossiers par jour.

Deuxième difficulté : les résultats de ces longues évaluations peuvent parfois être remises en cause. Lorsqu'un jeune est déclaré "mineur", la mission nationale de la PJJ est saisie et le place dans un département - l'échelon compétent en matière d'aide sociale  l'enfance -, en fonction d'une clé de répartition qui tient compte du nombre de jeunes de moins de 19 ans dans le département, afin d’être sûr que des infrastructures comme les lycées sont bien présentes, et du nombre de MNA accueillis l’année précédente. Ladite mission reçoit chaque jour entre 70 et 90 dossiers. Si le mineur est dirigé vers le département où il a été "évalué", la procédure suit son cours. Si on lui trouve une place ailleurs, le nouveau département peut demander une nouvelle évaluation.

Des départements jugés plus ou moins "favorables". Conséquence : l'explosion du nombre de mineurs isolés fait aussi naître une mécanique de comparaison des territoires. "C'est vrai que l'on a des départements qui peuvent être 'plus favorables' à l'évaluation de la minorité", explique Yasmine Dégras, responsable de cette mission à la PJJ, qui rappelle que « le principe de base est que le doute bénéficie au mineur ». "Cela peut provoquer un afflux plus massif de jeunes sur certains territoires, qui mettent en difficulté le département", juge-t-elle, plaidant pour la mise en place d'une évaluation "à peu près incontestable" et homogène, afin de mettre fin à ce "nomadisme" de jeunes s’orientant, grâce au bouche à oreille ou aux associations, vers les départements les plus souples.

Les territoires qui ont reçu le plus de jeunes en 2018 sont la métropole de Lyon (558), les Bouches-du-Rhône (534), Paris (444) et le Pas-de-Calais. Par comparaison, la Meuse n'a par exemple accueilli que 47 mineurs. Mais comme partout, l'augmentation y est proportionnelle à celle constatée sur le territoire. Et crée des situations kafkaïennes face à des administrations souvent saturés. Fin novembre, un jeune burkinabé baladé de service en service pour faire reconnaître sa minorité a même tenté de se suicider en sautant du 4ème étage du nouveau palais de justice de Paris.

"Un accueil séparé des autres mineurs, Français". Le temps de l'évaluation, l'État est pourtant censé mettre les jeunes à l'abri. Les départements reçoivent une aide pour cela : 250 euros par jour et par mineur, dans la limite de 5 jours en 2018. Au 1er janvier 2019, ce montant a été porté à 500 euros par jeune pour l'ensemble de la phase d'évaluation, et 90 euros d'hébergement par jour, pour une durée maximale de deux semaines. Pourtant, d'importantes défaillances sont constatées dans la prise en charge selon Olivier Peyroux, sociologue, qui étudie la question depuis une dizaine d'années. "Avant l'évaluation, on a beaucoup de mineurs non accompagnés qui restent  la rue dans les grandes villes, comme Lille, Paris, Toulouse ou Bordeaux. A Marseille, il y a même des mineurs qui ont été évalués comme mineurs mais qui restent dans la rue faute de place."

"De plus en plus, on a un accueil qui va être séparé des autres mineurs, Français, qui dépendent de la protection de l'enfance", diagnostique le sociologue. Une fois les mineurs évalués, "le coût de journée reste beaucoup plus faible que pour des jeunes français lambda", dénonce le chercheur, évoquant des montant allant du simple au triple. "Cela se ressent dans la prise en charge", poursuit Olivier Peyroux. "Il y a beaucoup plus de mineurs qui sont suivis par un seul éducateur, malgré le nombre de démarches administratives à réaliser pour leurs papiers, leur demande d'asile, etc."

 D'après les professionnels du secteur interrogés par Europe 1, les mineurs isolés étrangers ne posent pourtant pas de "problèmes" particuliers dans la prise en charge et se rendent facilement au collège ou au lycée, par exemple. Mais, livrés à eux-mêmes, ils deviennent la cible privilégiée des organisations criminelles, en France comme dans d'autres pays européens. "Vols à la personne, vols de téléphone portable, vol à l'arrachée de chaînes en or, vente de cigarettes, deal de haschich, de crack ou d'héroïne…" énumère Olivier Peyroux. "Le véritable danger, c'est que ces mineurs deviennent une main d'oeuvre d'organisations délinquantes. (...) Leur discours est plus attractif que celui de la protection de l'enfance, et c’est ensuite très difficile de les en sortir."