En France, près de 50.000 enfants sont placés et 300.000 suivis au sein de leur famille. (Image d'illustration) 4:00
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Salomé Legrand, édité par Romain David , modifié à
Alors que les signalements de violences conjugales ont flambé de 30% depuis le début du confinement, les travailleurs sociaux, confinés chez eux comme le reste de la population, doivent improviser pour garantir le suivi des enfants placés. Beaucoup redoutent d'avoir à affronter "des situations terriblement dégradées" lorsque viendra la fin du confinement.
ENQUÊTE

Combien d’enfants maltraités dans le huis clos des familles confinées ? Alors que tous les travailleurs sociaux des départements ont été placés en télétravail et que les signalements de violences conjugales ont flambé de 30% depuis le début du confinement contre le nouveau coronavirus, Europe 1 s’est intéressé au fonctionnement de l’Aide sociale à l’Enfance (ASE) dans ce contexte.

"On est comme le reste du pays, pas tout à fait à l’arrêt mais on tourne vraiment au ralenti", confie Pierre*, évaluateur dans une cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP). Chargé de prioriser les situations remontées à l’Aide sociale à l’Enfance de son département, sa tâche, effectuée en télétravail, est d’autant plus difficile que les seuls déplacements autorisés aux éducateurs spécialisés sont ceux liés à l’exécution d’une ordonnance de placement provisoire signée par un juge, c’est-à-dire pour les situations d’urgence absolue. "Ça va être le bébé secoué, l’adolescente violemment agressée par sa mère au couteau, mais pour le reste, on joue la montre", confie-t-il en admettant "le risque de passer à côté de situations préoccupantes".

La chaîne d'alertes paralysée par le confinement

C'est d'ordinaire l'Education Nationale qui fournit près de 60% des informations traitées par l’ASE. Malgré la fermeture des écoles, quelques assistantes sociales scolaires, enseignants et directeurs tentent de faire le lien avec les travailleurs sociaux, mais les signalements se font plus rares. En temps normal à l’origine de 10% environ des remontées, le numéro vert 119 ne permet pas non plus une détection fine. "Il faut pouvoir vérifier ce qui est dénoncé. Si ce sont des faits de violences directes sur mineurs, on va mettre en place une prise de contact directe par téléphone avec la famille, a minima. Mais sans pouvoir aller au domicile, ça n’ira pas plus loin, car si la justice veut poursuivre il faut un certificat médical. Or, si personne n’est en mesure de présenter l’enfant à un médecin…", détaille Pierre. "Pour intervenir, il faut du danger imminent, avéré, pas que ce soit juste un risque", résume l’évaluateur.

" J’ai une vraie appréhension pour les familles sur le fil, dont les parents sont déjà carencés "

Quant aux mesures de protections ou aux évaluations déjà en cours, il "fait au mieux", met son numéro personnel en appel masqué faute d’accès à sa ligne professionnelle qui est un fixe. "Je tente de joindre les familles petit à petit, j’ai une vraie appréhension pour celles où c’était déjà sur le fil, dont les parents sont déjà carencés", relate-t-il à Europe 1. À raison d’une cinquantaine de dossiers à suivre, parfois le double pour certains éducateurs, "même en étant confinés on ne peut pas tous les appeler tous les jours". "Certaines familles ne décrochent plus, d’autres nous disent 'tout va bien tout va bien', mais ils disent ça depuis le début", explique Pierre qui ressent "une certaine appréhension", et nourrit "une vraie crainte" pour l’après confinement.

Alors que la France compte près de 50.000 enfants placés et 300.000 suivis au sein de famille, tous les éducateurs redoutent de "découvrir des situations terriblement dégradées" à l’issue du confinement, abonde Jean Michel Vauchez. Lui, président de l'Organisation nationale des éducateurs spécialisés, rappelle que le secteur était déjà en souffrance avant les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre le coronavirus. "Cette crise souligne les carences qui préexistaient", note ce coordinateur pédagogique qui pointe notamment la difficile articulation entre l’Etat, qui détient par exemple la liste des élèves éducateurs spécialisés susceptibles d’être appelés en renfort, les départements qui pilotent l’ASE et les associations sur lesquelles une partie conséquente de l’action repose.

 

Des éducateurs qui accueillent personnellement les enfants

La situation est également complexe à organiser dans les foyers d’accueil et d’hébergement. Comme dans certains Ephad, les équipes sont confinées avec les enfants à l’intérieur, même si les établissements ne sont pas conçus pour cela. Par ailleurs, dans une ordonnance du 25 mars, le gouvernement a considérablement assoupli les conditions d’admission des enfants dans les différentes structures d’accueil mais également le nombre de personnels pour les encadrer ainsi que les qualifications requises. "Le fait de sacrifier les normes de sécurité me fait hurler", s’étouffe un professionnel du secteur qui souhaite que ces modalités permettant tant bien que mal d’assurer la continuité du service public ne soient pas maintenues ensuite.

D’autres lieux de vie et d'accueil ont innové, comme celui que dirige Eric en Saône-et-Loire. Celui-ci a réparti les sept enfants initialement placés dans sa structure chez les éducateurs et dans des familles, et en accueille personnellement trois de 11, 18 et 19 ans. "Il n’y a que moi qui sort et quand je vais faire les courses, je suis obligé de les laisser tout seul", raconte-t-il à Europe 1. "Du coup j’ai peur qu’il m’arrive un accident, ou d’être retenu, c’est compliqué mais on gère !"

" On est obligé de réinventer notre métier "

A la fois "directeur, veilleur de nuit, éducateur, homme de ménage", Eric se retrouve à faire tourner lave-linge et lave-vaisselle quotidiennement tout en se penchant sur le programme de deux années de CAP électricité sur son "unique ordinateur". "On est obligé de réinventer notre métier", sourit-il, ravi de faire découvrir autre chose que le rap à ses trois pensionnaires qu’il "redécouvre". "Ça fait 15 jours que je les ai et je n’ai pas eu à élever la voix", s’étonne-t-il, "ils sont très différents par rapport au centre, ils développent même une forme d’empathie".

Moqué parce qu’il leur prend la température matin et soir, Eric note être "passé de la prise en charge, avec le mot 'charge', à la 'prise en compte'. C’est intéressant ce qui se passe, pour la suite", confie-t-il. Et de noter qu’un des enfants placés qu’il accueille a récemment demandé à "faire semblant qu’on n’a pas entendu la fin du confinement" quand elle arrivera. "Peut-être pas quand même !" L'éducateur note toutefois que malgré tous les documents et tableaux Excel à remplir quotidiennement, "même les gens du département d’habitude très distants, lointains, sont sympas". "L’équipe est plus soudée", conclut-il.