Gymnastique : pourquoi le plus grand scandale d'abus sexuel de l'histoire du sport a-t-il été si longtemps minoré ?

L'Américaine Simone Biles, à droite, a ajouté lundi son nom à la longue liste des athlètes abusées sexuellement par Larry Nassar, l'ancien médecin de l'équipe américaine.
L'Américaine Simone Biles, à droite, a ajouté lundi son nom à la longue liste des athlètes abusées sexuellement par Larry Nassar, l'ancien médecin de l'équipe américaine. © Emmanuel DUNAND / AFP
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Alors que le procès du Dr Nassar, accusé d'abus sexuels par une centaine de plaignantes, s'est ouvert mercredi, l'affaire n'a que rarement fait les gros titres de la presse américaine.

C'est le plus grand scandale d'abus sexuel de l'histoire du sport. Ni plus ni moins. Depuis mercredi, Larry Nassar, l'ancien médecin de l'équipe américaine de gymnastique, fait face à ses accusatrices au tribunal de Lansing, dans le Michigan. Agressions sexuelles, viols… Quelque 140 femmes ont déjà témoigné contre lui, dont la quadruple championne olympique Simone Biles. La liste des victimes est si longue qu'elle dépasse même celles des affaires Harvey Weinstein et Bill Cosby réunies. Et pourtant, ce scandale a fait couler beaucoup moins d'encre outre-Atlantique.

Les victimes ne se sont pas senties entendues

C'est en septembre 2016 que l'affaire éclate publiquement. Les victimes sortent doucement du silence pour dénoncer les agissements du praticien de 54 ans, condamné dans un autre volet à 60 ans de prison pour détention de matériel pornographique, en décembre dernier. Mais, un an avant les révélations de l'affaire Weinstein et le déferlement du mouvement #MeToo, rares sont celles à se sentir entendues.

Danseuse et étudiante en première année de faculté, Morgan McCaul – un nom d'emprunt – décrit ainsi auprès du HuffingtonPost américain ces moments qui ont suivi les premières révélations. Lorsqu'elle venait expliquer à ses professeurs son impossibilité de se rendre en classe ou à un examen en raison d'une convocation judiciaire, la jeune femme se heurtait alors souvent à la méconnaissance de ses enseignants sur cette histoire. "Je n'ai pas senti d'indignation" de la part de la société américaine, confie aussi l'ancienne gymnaste Larissa Boyce, qui accuse le Dr. Nassar de l'avoir abusée entre 1997 et 2001.

L'affaire entourée du sceau du silence dès les années 1990

C'est à cette époque, dans les années 1990, que les premières victimes commencent à se confier à leurs entraîneurs et à leurs parents. L'ostéopathe, qui opère depuis 1986 dans l'encadrement médical de la Fédération américaine, l'USA Gymnastics, occupe alors le poste de coordinateur médical national. En parallèle, il travaille au sein de la clinique sportive de l'Université du Michigan (MSU).

Mais quand les filles ne sont pas moquées, la poussière est tout simplement cachée sous le tapis. Les plaintes déposées sont même classées sans suite par la MSU. L'université, qui s'est séparée du médecin après les révélations de la presse, est en effet accusée d'avoir tardé à dénoncer les agissements de Larry Nassar. L'institution affirme cependant, après une enquête interne, ne pas avoir trouvé de preuve de manquements dans le traitement de ces plaintes. La défense ne suffit pas à faire taire les accusations. Le docteur Brooke Lemmen et l'entraîneur de gym Kathie Klages, acculés, démissionnent tous deux. En mars 2017, le président de USA Gymnastics, Steve Penny, se retire lui aussi. Et John Manly, l'un des avocats des victimes, de fustiger "un système qui a abandonné ses jeunes femmes pendant vingt ans".

" Beaucoup de gens semblent croire que cet abus n'est arrivé qu'à des championnes olympiques, ce qui n'est pas vrai "

Car l'omerta est bien réelle. En décembre 2016, dans le cadre de l'accord d'indemnisation d'1,25 million de dollars signé entre la famille de la championne olympique McKayla Maroney et USA Gymnastics, l'athlète s'était engagée à ne pas s'exprimer sur l'affaire Nassar, sous peine de devoir payer une amende de 100.000 dollars. Révélée cette semaine par la presse américaine, cette disposition ô combien controversée a finalement été annulée par la Fédération. "Soyons clairs, USA Gymnastics est revenu sur sa décision uniquement parce que l'opinion publique n'a pas accepté son comportement à l'égard de ma cliente et de sa famille", a expliqué John Manly. "Les Américains ont compris qu'on ne pouvait pas réduire au silence les personnes qui témoignent sur les agressions sexuelles (...) La Fédération américaine et le Comité olympique américain ne l'ont toujours pas compris", a regretté l'avocat.

Les plaignantes victimes de leur anonymat ?

Si le cas a tant ému l'opinion, c'est peut-être aussi parce que McKayla Maroney, médaillée d'or aux Jeux de Londres en 2012, dispose d'une petite notoriété aux États-Unis. Au même titre qu'Aly Raisman, Gabby Douglas et surtout la superstar Simone Biles, toutes championnes olympiques, et toutes victimes de Larry Nassar.

"Beaucoup de gens semblent croire que cet abus n'est arrivé qu'à des championnes olympiques, ce qui n'est pas vrai", regrette auprès du HuffingtonPost l'ex-gymnaste Alexis Alvarado, qui avoue avoir souffert du manque de soutien de la société américaine. Car dans cette affaire, les victimes ne s'appellent pas Gwyneth Paltrow, Angelina Jolie ou Léa Seydoux, dont l'existence est connue même des non-cinéphiles. Et Larry Nassar, bien qu'il ait une renommée internationale dans le monde de la gymnastique, n'était jusque-là pas connu du grand public.

Du sexisme, selon certains

Mais ce relatif anonymat ne suffit pas à expliquer pourquoi l'affaire n'a pas été considérée à sa juste valeur. Aux États-Unis, nul ne peut oublier le scandale des agressions sexuelles de l'Université d'État de Pennsylvanie, liées à tout jamais au nom de Jerry Sandusky, un ancien coach assistant du club universitaire de football américain, condamné en 2012 pour des abus commis entre 1994 et 2009. Un scandale qui a bénéficié d'une large couverture médiatique, tout comme l'affaire mettant en cause l'Université Baylor, accusée d'avoir ignoré les plaintes d'étudiantes pour agression sexuelle impliquant là encore des joueurs de son programme de football américain, entre 2012 et 2016.

"Je pense que l'importance qu'on accorde aux athlètes masculins par rapport aux athlètes féminins joue" dans cette différence de traitement, confie Morgan McCaul au HuffPost. "Là, il s'agit de gymnastes, de danseurs et de patineurs artistiques, pas de joueurs de football américain ou de basketteurs. Je pense que c'est du sexisme, pour être honnête. Il n'y a pas d'autre explication."

" Ce choc de l'homme âgé qui agresse de jeunes garçons n'existe pas quand la victime est une fille "

"C'est difficile de sentir que, si j'étais gymnaste olympique, peut-être que ce serait différent. Si j'étais footballeur américain à MSU ou joueur de basket à MSU, alors peut-être que le public et MSU, en tant qu'institution, s'en soucieraient davantage", témoigne une autre victime.

La gymnastique souffrirait donc du fait qu'elle n'est pas considérée comme un sport masculin, à en croire certains. "Le scandale Nassar s'inscrit dans notre cadre de compréhension d'un sport comme la gymnastique féminine. À un certain niveau, nous nous attendons à ce que les femmes soient victimisées, alors ce n'est pas surprenant quand elles le sont. C'est un problème", note à cet effet Bryan Armen Graham, journaliste sportif au Guardian.

"Quand on constate qu'un entraîneur de football a agressé des garçons, cela va à l'encontre de nos attentes et ébranle un sport associé à la virilité et à la masculinité. Ce choc de l'homme âgé qui agresse de jeunes garçons n'existe pas quand la victime est une fille", continue-t-il dans son édito daté du 16 décembre dernier.

Le sport et son environnement particulier

Le procès de Larry Nassar fait pourtant partie d'un scandale encore plus large qui touche la discipline aux États-Unis : plus de 350 anciennes gymnastes ont affirmé avoir été agressées sexuellement par des médecins et entraîneurs ces 20 dernières années. Dans le sillage de l'affaire – et des nombreuses autres - les langues se délient de plus en plus. "Je n'ai plus peur désormais de raconter mon histoire", a notamment lancé Simone Biles mardi sur Twitter, après des années de silence. Car dans le monde du sport, les plaintes et les signes de blessure peuvent parfois mettre en danger les rêves olympiques.

" Dans ce cas-là, les filles sont dans un univers qui ressemble à l'univers familial "

"Dans ce cas-là, les filles sont dans un univers qui ressemble à l'univers familial. Et ont cette impression que la dénonciation de son entraîneur ou de son médecin pourrait mettre tous leurs efforts en péril. Quand les parents sont très investis dans la future carrière de leur enfant, ce qui est souvent le cas, ils peuvent avoir tendance à fermer les yeux", analyse encore la psychiatre Muriel Salmona, spécialiste des violences sexuelles, jointe par Europe1.fr. "Le sport est par ailleurs dissociant. Les enfants sont dans une situation où ils sont complètement paralysés, ce qui va leur empêcher de pouvoir se défendre, de pouvoir parler". 

À la barre du tribunal de Lansing, les victimes de Larry Nassar ont donc décidé de briser ce silence. Et, pour paraphraser la juge, leur "cicatrice s'est muée en voix puissante."

Le président de la fédération internationale de gymnastique, Morinari Watanabe, qui s'était rendu en décembre aux États-Unis pour soutenir la nouvelle présidente Kerry Perry dans sa volonté de réformer USA Gymnastics, a quant à lui annoncé mardi la création d'un organe indépendant destiné aux victimes d'abus sexuels. Pour qu'enfin, plus personne ne ferme les yeux sur ces crimes.