Affaire Khashoggi : quatre questions sur la disparition du journaliste saoudien et ses conséquences

"Ce qui a été rapporté au sujet d'ordres de le tuer est un mensonge et une allégation infondée", assure le régime à propos de Jamal Khashoggi (photo d'archives).
"Ce qui a été rapporté au sujet d'ordres de le tuer est un mensonge et une allégation infondée", assure le régime à propos de Jamal Khashoggi (photo d'archives). © MOHAMMED AL-SHAIKH / AFP
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Margaux Lannuzel avec AFP
Le président américain Donald Trump a reconnu jeudi que le critique du régime de Riyad "semblait bien" être mort, tandis que les annulations se multiplient au forum économique organisé par l'Arabie Saoudite la semaine prochaine.
ON DÉCRYPTE

Le scénario d'une disparition est devenu celui d'un meurtre, dont les conséquences pourraient être lourdes. Jamal Khashoggi, journaliste saoudien de renom, volatilisé depuis son entrée au consulat de son pays à Istanbul, début octobre, "semble bien" être mort, a reconnu le président américain Donald Trump lui-même, jeudi soir, alors que le scandale autour d'une possible responsabilité de Riyad ne cesse d'enfler. "C'est mauvais, très mauvais", a soufflé le président américain, donnant à l'Arabie Saoudite "quelques jours de plus" pour améliorer la "compréhension" de faits dont on ne connaît pas encore le déroulé précis.

Qui est Jamal Khashoggi ?

Jamal Khashoggi,qui aurait dû avoir 60 ans le 13 octobre, est passé au fil de sa carrière du statut d'initié de la famille royale saoudienne à celui de franc détracteur du régime de Riyad. Proche de la cause des moudjahidines en guerre contre les Soviétiques, le jeune journaliste a d'abord travaillé pour des journaux de son pays, réalisant même des interviews de Ben Laden en Afghanistan et au Soudan. Il a aussi occupé des postes de conseiller à Riyad et Washington, notamment auprès d'un ambassadeur, le prince Turki al-Fayçal, ancien patron des services de renseignement saoudiens.

Mais ses positions progressistes l'ont plusieurs fois rattrapé, comme en 2010, lorsqu'il a dû quitter le quotidien Al-watan après un éditorial jugé offensant pour les salafistes, courant rigoriste de l'islam. Exilé aux Etats-Unis depuis une vague d'arrestations dans le royaume saoudien, en 2017, Jamal Khashoggi ne se cachait pas pour critiquer l'implication saoudienne dans la guerre au Yémen ou l'embargo imposé au Qatar voisin. Les autorités saoudiennes lui avaient demandé de cesser d'utiliser son compte twitter. 

Au lendemain de sa disparition, le traducteur du journaliste a transmis au Washington Post une tribune présentée comme sa dernière contribution, dans laquelle il évoque le manque de liberté de la presse dans le monde arabe. "Hélas, cette situation ne changera probablement pas", y déplore-t-il.

Que sait-on des circonstances de sa disparition ?

Le 2 octobre, Jamal Khashoggi est entré au consulat saoudien à Istanbul pour des démarches administratives en vue de son mariage avec une Turque, Hatice Cengiz. Il n'a plus jamais été vu vivant. La police turque estime que le journaliste a été tué par une équipe de 15 personnes "venue spécialement" d'Arabie Saoudite et "repartie dans la même journée". Des images diffusées par des chaînes de télévision ont depuis montré l'arrivée d'un groupe de Saoudiens au consulat et d'un van dans les locaux.

Selon plusieurs journaux turcs, qui affirment s'appuyer sur des enregistrements sonores réalisés sur place, le journaliste a été torturé puis "décapité". Le site Middle East Eye fait état de cris "effroyables" entendus par un témoin et indique que ses doigts ont été coupés alors qu'il était encore en vie.

En quoi l'affaire implique-t-elle le prince héritier saoudien ?

Maher Abdulaziz Mutreb, un officier des services de sécurité proche du prince héritier Mohammed ben Salmane, surnommé "MBS", a été identifié par les autorités turques comme l'un des membres du "commando" du consulat saoudien. Les médias turcs ont publié des images tirées des caméras de vidéosurveillance, retraçant ses mouvements à Istanbul avant et après les faits. "Jamel défaisait l'image fabriquée à coup de millions de dollars par des sociétés de relation publique engagées par MBS. Ca a rendu fou le prince héritier", avance dans l'Obs un ami du journaliste, accréditant la thèse d'un assassinat commandité par le royaume.

"Ce qui a été rapporté au sujet d'ordres de le tuer est un mensonge et une allégation infondée", a répondu le régime par la voix de son ministre de l'Intérieur Abdel Aziz ben Saoud ben Nayef, samedi dernier. Mais selon le New York Times, la monarchie envisagerait de faire porter le chapeau à un haut responsable des services de renseignement, conseiller de "MBS", qui pourrait servir de fusible.

Robert Mahoney, directeur exécutif adjoint du Comité de protection des journalistes, a lui réclamé que les Nations unies supervisent l'enquête "compte tenu de la possible implication des autorités saoudiennes dans la disparition forcée de Khashoggi".

Quelles pourraient être les conséquences pour Riyad?

Alors que les investisseurs s'enthousiasmaient encore il y a quelques semaines des pharaoniques projets économiques du prince héritier, l'affaire Khashoggi semble en avoir refroidi certains, comme le milliardaire britannique Richard Branson, qui a annoncé geler plusieurs projets dans le royaume. Sur le plan diplomatique, les dernières déclarations de Donald Trump, qui avait mis en avant les intérêts stratégiques liant son pays au royaume sunnite au début du scandale, semblent marquer un tournant. Les Etats-Unis menacent désormais Riyad de "conséquences graves" si sa responsabilité est confirmée et le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a annoncé qu'il ne se rendrait pas à un sommet économique organisé dans la capitale saoudienne la semaine prochaine, présenté comme le "Davos du désert". Un nombre croissant de personnalités, dont le ministre français de l'Économie Bruno Le Maire et la directrice du FMI Christine Lagarde, ont pris la même décision.

"Si l'affaire Khashoggi s'envenime, vous pouvez voir de gros groupes pétroliers, d'armement, de BTP se retirer du marché et le pays devenir de plus en plus paria", analyse Joseph Bahout, spécialiste du Moyen-Orient à la fondation Carnegie, interrogé par Europe 1. "Tout ce que fait le prince héritier montre que le processus judiciaire n'est pas du tout respecté. Si vous avez un litige demain avec l'Arabie Saoudite sur un contrat d'Etat ou sur un gros contrat d'investissement, vous n'êtes pas sûrs de retrouver votre argent", résume l'expert, pour qui la disparition du journaliste pourrait pousser Washington à voter un texte interdisant purement et simplement les investissements américains dans le royaume. Une telle décision suffirait à faire tanguer l'économie de la monarchie pétrolière.