Soupçons de viols : l'apathie de l'ONU pointée du doigt

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La justice française enquête sur des soupçons d'abus sexuels commis par des soldats français en Centrafrique. L'ONU, qui a enquêté sur l'affaire, aurait tardé à réagir.

Si les faits sont avérés, l'armée française pourrait être durement ébranlée. Après la divulgation d'un rapport interne par le journal britannique The Guardian, de lourds soupçons pèsent sur quatorze militaires français de la force Sangaris, ainsi que sur des soldats tchadiens et de Guinée équatoriale. D'après l'enquête de l'ONU, une dizaine d'enfants âgés de huit à treize ans auraient subis des abus sexuels en Centrafrique entre décembre 2013 et mai 2014, notamment en échange de rations alimentaires.

Anders Kompass, lanceur d'alerte ? A l'origine de ces révélations, Anders Kompass, un employé du Haut-Commissariat aux droits de l'homme. Le haut responsable suédois a transmis en juillet 2014 un rapport interne et confidentiel aux autorités françaises. Il arguait alors vouloir remédier à l'inaction de l'ONU sur ce dossier, ouvert au printemps 2014. L'homme a l'origine de la fuite a été suspendu il y a quelques semaines. D'après le porte-parole des Nations unies, qui ne confirme pas son identité, Anders Kompass n'avait pas prévenu sa hiérarchie de l'envoi de ce rapport au ministère français de la Défense. Les fonctionnaires français ont ainsi au connaissance des noms des victimes, témoins et enquêteurs. Une conduite qui pouvait "mettre en danger" ceux-ci, selon l'ONU. Et puis, selon une source anonyme, il a court-circuité sa hiérarchie une semaine seulement après la publication du texte. Il a donc été placé "en congé administratif avec plein salaire", en attendant les conclusions d'une enquête interne sur "ce grave manquement aux procédures" en vigueur. Pour l'ONU, "une telle conduite ne peut pas être considérée comme celle d'un lanceur d'alerte".

Une fois mises au courant par le haut fonctionnaire, les autorités françaises ont immédiatement ouvert une enquête judiciaire, a annoncé mercredi le ministère de la Justice. Elles ont demandé à pouvoir interroger l'employée des Nations unies qui a été en contact avec les enfants qui témoignent dans le rapport. Mais l'ONU a fait part aux enquêteurs, comme elle le fait dans ce genre de cas, de l'impossibilité d'entendre une haute fonctionnaire. Les services des Nations unies ont proposé à  Paris de leur transmettre une liste de questions écrites. Les réponses ne sont arrivées sur les bureaux français que le jour où l'article du Guardian a été publié, soit neuf mois plus tard. Trois soldats français incriminés ont été identifiés mais n'ont pas encore été entendus.

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ONG contre ONU. Plusieurs organisations humanitaires s'en sont pris à la lenteur et à l'inaction onusienne. Pour la Fédération internationale des droits de l'homme, "l'ONU qui étouffe une situation, c'est récurrent", a déclaré Florent Geel, le responsable du bureau Afrique de l'association. Selon lui, "il y a ce problème de faire remonter les informations, d'éviter de dénoncer certains crimes pour éviter de gêner les négociations de paix", indique ce responsable d'une ONG, régulièrement consultée par les Nations Unies. Save the children s'est également déclarée "vivement préoccupée" par les accusations portées sur les soldats français. L'association "exhorte les Nations Unies et les autorités françaises à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire au plus vite toute la lumière sur cette affaire" et appelle l'ONU à "veiller à ce que les enfants victimes de ces abus soient protégés et bénéficient de tout le soutien psycho-social dont ils ont besoin", a déclaré Natasha Quist, directrice de Save the Children pour l'Afrique de l'Ouest et centrale.

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Une "offense". Les responsables des Nations unies, eux, jugent "offensant" les accusations de laxisme. "Toute insinuation affirmant que Zeid Ra'ad Al Hussein", l'actuel Haut-commissaire aux droits de l'homme, ndlr., "aurait essayé de couvrir des abus sexuels sur des enfants est franchement offensante", a déclaré son porte-parole, Rupert Colville. Il a rappelé que le haut fonctionnaire jordanien était d'ailleurs reconnu comme l'un des plus importants spécialistes des violences sexuelles commises par les troupes de maintien de la paix. Il avait notamment écrit un important rapport à ce sujet en 2005, surnommé "le rapport Zeid".

Ce n'est pas la première fois que les Nations unies font face aux accusations d'exactions et d'erreurs de leurs forces de maintien de la paix. Le rapport Zeid faisait d'ailleurs suite à de graves accusations portées contre des casques bleus en République démocratique du Congo. L'Unicef, dans un rapport de 1996, notait que l'arrivée de casques bleus dans le pays avait été accompagnée d'une augmentation rapide de la prostitution infantile. Le journal canadien The Globe and The Mail dénonçait en 2012 l'impunité dont jouissaient les soldats impliqués.

La police des Nations unies. Pourtant, les Nations unies sont dotés d'un organe de contrôle, le Bureau des services de contrôle interne des Nations unies (l'OIOS), mais qui n'a pas vocation à punir.  "Les allégations d'exploitation et d'abus sexuels continuent à ternir la réputation des efforts de maintien de la paix", notait Carman L. Lapointe, sous-secrétaire générale de l'OIOS. "Malheureusement", ajoutait-elle, "c'est moins les incidents rapportés que l'ampleur des incidents passés sous silence qui m'inquiètent". Dans son rapport annuel, la police de l'ONU mentionnait 35 enquêtes pour des cas d'exploitation ou d'abus sexuels, dont douze impliquant des mineurs. Des officiers des mission en Haïti et au Congo y sont notamment pointés du doigt.

En l'état, difficile de savoir si des sanctions ont été prises ou si des enquêtes judiciaires sont en cours. Mais les Nations unies ne sont pas connues pour leur propension à assumer la responsabilité de leurs dérapages. Les victimes de l'épidémie de choléra de 2012 en Haïti, déclenchée par des casques bleus népalais, attendent toujours des dédommagements. Avant cela, en 2007, Human Rights Watch dénonçait également l'inaction de l'administration dans une affaire de contrebande en RDC. "Un rapport confirmant des actes illégaux commis par des casques bleus [...] ne peut être la fin de la procédure, mais bien le début", écrivait l'ONG.

Certes, en Centrafrique, ce ne sont pas des casques bleus mais des soldats sous commandement français qui seraient concernés. Mais l'ONU cristallise les critiques puisque c'est bien son enquête qui a lancé les soupçons. A la justice, ensuite, de faire son travail. En 2008, un fonctionnaire français de l'ONU avait pour la première fois été condamné à Paris pour viol et agression sexuelle sur trois mineures en RDC. Une décision qui, selon la FIDH, avait permis de "briser l'impunité et réprimer les agissements criminels" de forces de maintien de la paix.

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