Radicalisation en prison : le nombre des aumôniers en question

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Noémi Marois , modifié à
En nombre insuffisant, les aumôniers musulmans peinent à faire face à la demande importante des détenus. 

Après l'attaque sanglante qui a visé un supermarché casher vendredi, les enquêteurs ont retracé le parcours du terroriste Amédy Coulibaly. Et force est de constater que la case prison a, dans le passé, aidé à sa radicalisation religieuse. Pour encadrer les 18.000 musulmans actuellement détenus en France, les 183 aumôniers musulmans peinent à concurrencer des prisonniers qui entraînent leurs camarades de prison dans une vision extrême de l'islam. Isoler les détenus radicaux ? "Ça aide mais c'est insuffisant", observe Tarek Oubrou, grand imam de la mosquée de Bordeaux. Ce dernier et Fouad Saanadi, imam de la mosquée de Cenon, exposent à Europe 1 leurs idées pour améliorer le travail de l'aumônerie musulmane en France. 

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Pas assez d'aumôniers  musulmans ? "Ça crève les yeux". Pour Tarek Oubrou, les aumôniers musulmans de France sont en nombre insuffisant pour encadrer les détenus musulmans. "Ça crève les yeux", observe-t-il, interrogé par Europe 1, "il y a plus de demande que d'offre". Le nombre des aumôneries est pourtant passé de 147 à 183 ces six dernières années. Bien loin des 150 créations de postes nécessaires pour répondre aux besoins, selon l'Institut Al-Ghazali de la Grande mosquée de Paris.

"La société a changé", souligne le grand imam de la mosquée de Bordeaux, "or, les aumôneries actuelles en France sont restées bloquées au début du 20e siècle". "Les détenus ont face à eux des aumôniers catholiques, juifs et protestants alors que l'islam est désormais la première religion carcérale". On compte en France 686 aumôniers catholiques, 347 aumôniers protestants ainsi que 71 aumôniers juifs.  Tarek Oubrou y voit "le décalage entre la société et les politiques". Et il pointe du doigt la budgétisation effectuée par le ministère de la Justice : "les aumôniers catholiques bloquent le débat en voulant garder leur monopole". 

Résultat, les aumôniers ne peuvent encadrer efficacement les prisonniers musulmans. "Je suis débordé, c'est la réalité", reconnaît Fouad Saanadi. L'homme doit se partager entre son poste d'imam à la mosquée de Cenon et trois centres pénitentiaires. Sans compter les heures passées sur les routes. "Je pare au plus urgent", explique-t-il à Europe 1. "Pas de temps pour se poser, pour réfléchir afin d'améliorer nos pratiques", déplore-t-il.

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Professionnaliser le statut d'aumônier ? L'idée n'est pas nouvelle. En juin 2014, les aumôniers musulmans avaient réclamé un "statut professionnel, comme en bénéficient les aumôniers hospitaliers et militaires". Car s'il y a une pénurie de la fonction, "c'est que le travail est précaire", note Fouad Saanadi. La majorité des aumôniers musulmans en France ne sont pas payés par le ministère de la Justice et vivent de leur salaire d'imam, "le smic", rapporte l'imam de Cenon. Le seul dédommagement de leur travail d'aumônier est  le remboursement des frais de déplacement par le ministère de Justice. 

Tarek Oubrou abonde dans ce sens : "la vocation, c'est important mais ça ne suffit pas. C'est évidemment mieux si le travail d'aumônier est payé". "L'imam ne fait pas vœux de pauvreté, ni de chasteté, il a une famille à nourrir", tient-il à préciser.  

Tarek Oubrou, imam de la grande mosquée de Bordeaux et aumônier à la prison de Gradignan : 

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© MEHDI FEDOUACH / AFP

"L'islam de France est anarchique". Enfin, les deux imams soulignent l'importance de bien former les futurs aumôniers. Être aumônier s'apprend, insistent-ils. "Il y a peu de formation d'imam et d'aumôniers en France", déplore Tarek Oubrou. La racine du problème se trouve dans "l'islam de France" qui est "anarchique", estime-t-il. 

Être aumônier ne s'improvise pas. Une formation est "indispensable", juge Fouad Saanadi qui observe les mêmes carences. "Le CFCM (Conseil français du culte musulman) est censé former les aumôniers mais ça se tire dans les pattes, il y a des divisions", note-t-il. Il se félicite cependant que la grande mosquée de Bordeaux, depuis cinq, six ans, ait mis en place "une formation sous forme de séminaires tout au long de l'année". 

Qu'est-ce que les aumôniers y apprennent ? "Un contenu théologique bien sûr mais aussi anthropologique et philosophique", énumère l'imam de Cenon.  "Et puis, pour pouvoir aider les détenus qui vivent en milieu confiné, une initiation à la psychologie", ajoute-t-il.

Démasquer les radicaux. "On nous demande aussi de ne pas être naïf", explique Fouad Saanadi. "Nous apprenons ainsi à repérer la radicalisation des détenus, à faire la différence entre un discours intégriste, rigoriste ou piétiste et à déconstruire les idées dangereuses que peuvent avoir certains détenus". L'objectif étant de démontrer aux détenus radicalisés que, "d'un point de vue théologique", l'intégrisme ne tient pas la route et de les engager à avoir une pratique "moins rigoriste" de la religion. Pour Fouad Saanadi, l'enjeu est de taille : "on est face aujourd'hui à une question nationale de sécurité alors j'espère que la mobilisation va durer, que ce n'est pas juste de l'émotion".  

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