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SAISON 2020 - 2021

En 1913, Victor Segalen découvre le tumulus du tout premier empereur de Chine. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars vous raconte la Chine impériale qui fascinait tant ce breton, médecin de la marine, grand voyageur, écrivain et poète. Témoignage unique d'un Orient aujourd'hui disparu, son œuvre va enfin être éditée, en novembre, dans la prestigieuse collection de La Pléiade.  

Victor Segalen a été un témoin privilégié des dernières années de la Chine impériale. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars revient sur la relation passionnelle qu'entretenait le médecin-poète avec ce pays complexe, à la veille de la révolution de 1911.  

La passion de Segalen pour la Chine

A cette époque, la Chine est toujours un empire, celui des Qing, mais il est entre les mains d’un enfant. Le petit Puyi, âgé de 3 ans, ne sait pas encore qu’il sera le "dernier empereur". C’est la terrible impératrice-douairière Tseu-Hi qui a choisi ce petit neveu pour succéder à l’empereur Kouang-Siu. Après avoir séquestré ce dernier, elle a fini par le faire assassiner. Ce forfait ne lui réussira pas, elle mourra un jour après ! 

Puisque Puyi est trop jeune pour exercer le pouvoir, c’est son père, le prince Tch’ouen, qui assure la régence. A cette période relativement calme, le régime impérial fonctionne encore à l’intérieur de la Cité Interdite, dans ses fastes millénaires. Une vision fascinante.

A peine arrivé à Pékin, Victor Segalen repart pour Tien-Tsin afin de rencontrer Paul Claudel qui y est alors consul de France. Il admire son talent de poète mais juge l’homme assez peu sympathique. Ils parlent de Rimbaud. Lorsque Voisins arrive à son tour à Tien-Tsin, Segalen l’emmène aussitôt à Pékin où ils s’installent dans une grande maison que le médecin-écrivain avait louée dans la ville tartare, à deux pas de la Cité Interdite, dans le quartier chinois, plus authentique que celui des Légations. Aujourd’hui, celui-ci n’existe plus, pas davantage que celui des Légations. Ils ont été rasés. C’est devenu la fameuse Place Tien An Men…

Auguste Gilbert de Voisins, qui se fait appeler Augusto par ses amis, a 32 ans, un an de plus que Segalen. Dégingandé, séduisant, c’est un proche de Pierre Louÿs et de Claude Farrère. Il vient de publier, chez Fayard "Le bar de la Fourche", un roman populaire à succès, du type western. Les deux amis sont inséparables. On ne sait d’ailleurs s’ils allèrent au-delà de l’amitié. Peu importe. Dans cette belle résidence, au milieu de leurs livres et de leurs documents anciens, ils préparent leur expédition archéologique. Ils choisissent leurs chevaux et visitent aussi Pékin. Chaque jour, au galop de leurs montures, ils parcourent vingt kilomètres autour de la Cité Interdite ou vers le Temple du Ciel. Ils découvrent les lacs et les jardins. La nuit, ils fument volontiers un opium de qualité, et rêvent à leurs prochaines aventures.

La première expédition archéologique de Segalen

Les deux amis partent le 9 août 1909 avec quelques assistants et une caravane de mulets et d’ânes. La plupart du temps, ils sont à cheval mais il leur arrive d’emprunter des trains, des jonques et des sampans. Leur itinéraire les conduit en direction du sud-ouest, vers Xian. Ensuite, ils remontent le Fleuve Bleu, passant par Chunking avant de gagner Shanghai, Canton et Hong-Kong. C’est un périple de 3 000 kilomètres mais ils ne s’arrêteront pas là puisqu’ils feront aussi un aller-retour au Japon !

Sur leur chemin, ils découvrent des stèles de pierre gravées de poèmes chinois, une véritable forêt qui va fasciner Segalen au point d’y consacrer un livre qu’il appellera simplement "Stèles". 

Le 15 décembre, ils s’embarquent à bord d’une grande jonque qui les conduit à Chunking. Là, ils font la connaissance d’un officier de Marine, Jean Lartigue. Il deviendra l’un des plus chers amis de Segalen et fera partie de leur mission archéologique de 1914. Inspiré par sa navigation sur le fleuve Bleu, Segalen écrira un très beau texte, "Le Grand Fleuve".

Le 4 février 1910, les amis s’embarquent pour le Japon. Ils visitent Nagasaki, Kobe, Osaka, Kyoto et Tokyo. Lorsqu’ils reviennent à Hong-Kong, Yvonne et le petit Yvon débarquent eux aussi. Segalen et sa famille prennent la route de Pékin tandis que Gilbert de Voisins regagne la France. Depuis qu’il est en Chine, Segalen a commencé à écrire "Fils du Ciel", une biographie de l’empereur Kouang Siu, celui que la redoutable Tseu Hi a emprisonné et fait assassiner. 

Grâce à une audience accordée par le régent, le père du jeune empereur, à l’amiral de Castres et à quelques officiers de la marine française, Segalen obtient de faire partie du groupe qui pénètre à l’intérieur de la Cité Interdite. Sa fascination est totale. A cette époque, il vient de rencontrer le fils du directeur de la poste française à Pékin, Maurice Roy. Ce jeune et beau garçon est parfaitement bilingue. Il va donner des leçons de chinois à Victor. Il intéresse d’autant plus l’écrivain-médecin qu’il affirme avoir ses entrées au palais… Il lui fournit de nombreux renseignements sur la vie dans la Cité Interdite. Il prétend même être l’amant de l’impératrice douairière, la veuve de Kouang Siu ! Il affirme aussi avoir bien connu le défunt empereur dans son lieu de détention, un palais au milieu d’une île, non loin de la Cité Interdite. 

Peu à peu fasciné par ce personnage, Segalen décide de renoncer à la biographie de l’empereur et d’en faire le héros de son livre. Il s’appellera "René Leys" mais il s’agit, en fait, de Maurice Roy. Celui-ci raconte des histoires de plus en plus rocambolesques. Il se prétend aussi chef de la police secrète, au courant de tous les complots et révolutions potentiels. En réalité, Maurice Roy est sans doute un génial affabulateur. Ses lettres incroyables sont conservée à la Bibliothèque Nationale. 

Grâce à lui, Segalen a sans doute écrit son plus beau roman. Il est fortement recommandé de le lire avant d’aller à Pékin et de visiter la Cité Interdite. Le Pékin d’avant la révolution ressuscite  avec ses conspirations, ses intrigues, ses jardins, ses trésors… Cependant, Maurice Roy commence à le lasser. Il va bientôt partir pour Shanghai, se marier et travailler pour un banquier français. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si le nom de Leys, lorsqu’on y remplace le i grec par un i, est l’anagramme de "lies", "mensonges" en anglais. Mensonges peut-être, mais quel bonheur de lecture !

Une fois de plus, Victor Segalen change de vie. Il obtient de succéder à un médecin qui vient de périr en combattant une épidémie de peste en Mandchourie. La famille s’installe alors à Tien Tsin et Victor donne des cours de médecine en anglais à l'Imperial Medical College. Néanmoins, il peut continuer à faire de fréquents séjours à Pékin. 

Le 12 février 1912, la Révolution chinoise met fin à l’empire. L’impératrice douairière signe l’acte d’abdication au nom du dernier empereur, le jeune Puyi, qui n’a que six ans… La famille impériale, bien que dépourvue du pouvoir, pourra continuer de vivre à l’intérieur de la Cité Interdite.

Le nouveau président de la République de Chine, le généralissime Yuan Shikai, demande à Segalen de devenir le médecin de son fils. Le français accepte et profite de sa proximité avec le sommet du pouvoir chinois pour tenter d’obtenir l’appui des nouvelles autorités afin de créer à Pékin une fondation sinologique française ou un musée chinois. C’est la raison pour laquelle il se rendra, en 1913, à Paris avant d’entreprendre sa deuxième campagne de fouilles archéologiques avec ses amis Voisins et Lartigue, comme je vous l’ai raconté au début de mon récit.

La fin du voyage 

Sitôt arrivé à Marseille en octobre 1914, Segalen reçoit son affectation à l’Hôpital de Rochefort. Lartigue rejoint un régiment de fusiliers marins dans les Flandres et Voisins s’engage dans l’artillerie coloniale. En 1915, Segalen est nommé à l’hôpital de Brest pour effectuer des tâches administratives qui lui laissent le temps de travailler à ses livres "Peintures", "René Leys" et "Orphée Roi", en collaboration avec Debussy. Mais en juin 1916, Debussy, déjà malade, renonce à "Orphée Roi". Une  déception pour Segalen, compensée par la sortie de son livre "Peintures" où les oeuvres sont présentées sous forme de poèmes. 

En 1917, les sinologues Chavannes et Cordier réussissent à faire nommer Segalen médecin attaché à une mission officielle, chargée de recruter des volontaires chinois destinés à travailler dans les usines d’armement. En fait, ils seront affectés au nettoyage des tranchées, au plus près des combats... En même temps, Segalen est autorisé à faire des recherches archéologiques dans la région de Nankin.

Ce voyage en Chine ne va pas être simple. Il passe par Londres, la Suède, la Finlande pour arriver en Russie à Petrograd au début février 1917, au moment  de la révolution qui entraînera l’abdication du tsar Nicolas II, en mars. En dépit de la situation, il parvient tout de même à gagner Moscou et à monter dans un Transsibérien. Il arrive à Tien Tsin quelques jours plus tard. Son objectif est de lever 200 à 300 volontaires par jour. A son épouse Yvonne, restée à Brest, il écrit : "Mon service, qui est de maquignonner des travailleurs chinois, s’accomplit avec aisance et bon rendement."

En avril 1917, trois bateaux ont déjà embarqué près de 5 000 recrues. Tout en travaillant à l’envoi de ces hommes, Segalen continue ses travaux sur la statuaire de la dynastie des Yang. Il examine les photographies des lions et des chimères des sites funéraires. A Shanghai, grâce à l’appui des Jésuites, il visite un tombeau remontant à l’époque de Confucius, celui d’un fils du roi Wou que l’on mentionnait comme l’un des plus anciens souverains des royaumes de Chine. 

Mais lorsque sa mission prend fin, le français doit quitter Pékin. Il retourne à Shanghai pour veiller à l’embarquement des travailleurs chinois à destination de Marseille. Dans le bateau, il y a 1 500 "travailleurs contractuels" chinois. Cet épisode de la participation de chinois à la Grande Guerre est très méconnu. Les Anglais aussi avaient fait venir 80 000 chinois dans la Somme. Beaucoup moururent de la grippe espagnole et du choléra. Près de Noyelles-sur-Mer, un cimetière chinois abrite près d’un millier de tombes.

De retour à Brest, Segalen obtient une permission d’un mois, prolongée par quatre semaines d’arrêt-maladie. Il est épuisé, physiquement et psychologiquement. Pourtant, ce séducteur impénitent va tomber amoureux de la meilleure amie de sa femme, Hélène Hilpert, dont le mari a disparu au front. Son corps n’a cependant pas été retrouvé. Hélène est veuve potentielle et mère de quatre enfants. Yvonne est au courant. C’est l‘ultime liaison de Segalen. 

A l’Hôpital maritime de Brest, il exerce comme chef du service de dermatologie et de vénéréologie. Il va surtout soigner, au-delà de ses forces, les malades de la grippe espagnole. Après l’armistice, il envisage de quitter la marine pour se consacrer à l’archéologie. Mais au début 1919, son état s’aggrave au point qu’il est transféré au service de psychiatrie du Val-de-Grâce. Pour sa convalescence, il part avec Yvonne se reposer en Algérie, dans la propriété de son ami Charles de Polignac. Segalen est dépressif. Revenu en métropole le 22 mars, il écrit le 21 avril, à son ami Lartigue : "Je constate simplement que la vie s’éloigne de moi."

Le 27 avril, il s’installe, seul, en Bretagne, dans un hôtel en bordure de la forêt de Huelgoat. Il écrit beaucoup à Hélène mais c’est sa femme, Yvonne, qui lui rend visite. Le 21 mai, il quitte sa chambre, muni d’un repas froid, en direction de la forêt. Comme il ne revient pas, on alerte son épouse. Elle arrive accompagnée d’Hélène. Les deux femmes finissent par trouver le corps sans vie de Victor, gisant dans les bois. Blessé au tibia, il a tenté un garrot mais s’est vidé de son sang. Accident ou suicide ? C’est le dernier mystère de Segalen… 

 

Ressources bibliographiques :

Jean-Luc Coatalem, Mes pas vont ailleurs (Prix Femina Essai  et Prix de la Langue Française, Stock, 2017)

Victor Segalen, voyageur et visionnaire, Catalogue de l’exposition à la Bibliothèque Nationale de France en 1999, sous la direction de Mauricette Berne, conservateur général au département des Manuscrits

Victor Segalen, Les Immémoriaux (Collection Terre Humaine dirigée par Jean Malaurie, Plon, 1956)

 

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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Matthieu Blaise
Graphisme : Karelle Villais