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SAISON 2023 - 2024, modifié à

Sonia Pierre, héroïne dominico-haïtienne, a consacré sa vie à la défense des droits des Haïtiens en République Dominicaine.  Catherine Bardon, romancière spécialiste de la région, lui a consacré son dernier ouvrage, "Une femme debout", paru aux éditions Les Escales. Dans un récit inédit, Virginie Girod vous fait traverser l’Atlantique à la découverte de cette figure historique méconnue.  En octobre 1937, le dictateur de République Dominicaine Rafael Trujillo ordonne l’exécution massive d'immigrés et de ressortissants haïtiens, responsable selon lui de l’insécurité qui mine son pays. Environ 20 000 personnes sont assassinées. C’est le “massacre du Persil”. Mais bientôt, la République Dominicaine a besoin de main d'œuvre dans ses plantations de canne à sucre qui soutiennent l’économie. Trujillo lorgne alors vers son voisin Haïti et fait revenir de gré ou de force des travailleurs haïtiens dans ses bateys, des camps de travail.  C’est au sein de cette immigration traitée comme des esclaves que naît Sonia Pierre en 1963. Le dictateur Trujillo est mort assassiné deux ans plus tôt, mais les conditions de vie des Haïtiens ne se sont pas améliorées pour autant : l’horizon du batey ne dépasse pas celui du champ de canne à sucre le plus proche. Les injustices qu’elle vit au quotidien révulse Sonia Pierre. A 13 ans, elle participe à sa première grève pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de vie. C’est une victoire ! Sonia Pierre vient de trouver sa vocation : défendre les Haïtiens ! Elle fonde le Mouvement des femmes dominico-haïtiennes, le MUDHA pour faire connaître au monde le sort des immigrés haïtiens. Son militantisme lui vaut de nombreux ennemis qui tenteront même de lui retirer sa nationalité Dominicaine.  Son cœur la trahit avant sa patrie : Sonia Pierre meurt d’un arrêt cardiaque en 2011, à seulement 48 ans.   Thèmes abordés : République Dominicaine, Haïti, immigration, massacre du Persil  

"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio- Présentation : Virginie Girod - Production : Camille Bichler - Réalisation : Julien Tharaud- Composition de la musique originale : Julien Tharaud - Rédaction et Diffusion : Nathan Laporte- Visuel : Sidonie Mangin

Nous sommes en octobre 1937, en République Dominicaine, près de la frontière avec Haïti. Ici tout est flou, comme le ciel dans la chaleur du crépuscule dont le bleu se dilue petit à petit dans des teintes ocres jusqu’au rouge sang, la couleur exacte des rivières incarnats qui commencent à se former sur les sols de terre des bateys.

A l’ombre des cocotiers, il fait déjà noir. Une odeur vaguement sucrée flotte dans l’air, venant des champs de cannes à sucre ou des usines de traitement toutes proches. Pourtant, ce soir, cette fragrance si habituelle est mâtinée d’une note métallique, quelque chose de sauvage et douçâtre à la fois. L’odeur de la mort.

Quelques heures plus tôt, dans la journée, le dictateur Rafaël Trujillo, père de Flor de Oro Trujillo, est venu faire un discours, ici, à Dajabón. Il a trouvé que la présence de tous ces Haïtiens chez lui est inacceptable. Ceux-ci fragilisent le pays, créent de l’insécurité, envoient une partie des richesses de la République Dominicaine vers Haïti. Bref, ces travailleurs, dont nombre d’entre eux sont sans papiers, nuisent à son pays.

Un de ses généraux valide ses dires : des groupes de Haïtiens pillent les fermes alentours ! En entendant ces mots, le sang du président Trujillo ne fait qu’un tour. Il commande, pour ce soir-même l’extermination de tous les haïtiens sans papier qui se trouvent en République Dominicaine.

À la tombée du jour, l’armée en charge de la moitié nord du pays envahit les fermes et les villages de planteurs. Ils cherchent les haïtiens sans papiers. Ils sont faciles à repérer ; ils ont la peau noire. Pas de papier ? Une balle dans la peau. L’armée a choisi un traitement équitable, le même pour tout le monde : femmes, enfants, vieillards ou hommes dans la force de l’âge.

Pris de panique, les Haïtiens courent vers la frontière de leur pays en espérant se réfugier chez eux. Peine perdue. Les balles filent plus vite qu’une mère qui courre en serrant son enfant dans ses bras. Grisés par la joie extatique des massacres, plusieurs habitants de République Dominicaine viennent prêter main forte aux soldats.

Lorsqu’un homme, éperdu de terreur face au canon d’un fusil prétend ne pas être haïtien, on lui pose une simple question : comment dit-on « persil » en espagnol ? Si la langue du pauvre homme mis en joue peut articuler sans bafouiller « perejil » en enchaînant sans peine le R roulé et la jota, c’est qu’il est vraiment hispanophone. Les haïtiens, qui parlent un créole dérivé du français sont incapables de prononcer ce mot.

À l’aube, l’odeur du sang et de la chair qui commence à faisander couvre complètement l’odeur végétale sucrée de la canne à sucre. Environ 18 000 personnes sont mortes, peut-être davantage. Beaucoup de cadavres ont été jetés dans la rivière qui sépare les deux pays. Seuls les travailleurs protégés dans leurs usines par leurs employeurs ont été épargnés. Presque toutes les victimes sont haïtiennes. Certains ressortissants de République Dominicaine à la peau trop foncée ont fait les frais de cette nuit de massacre.

On pourrait croire que l’histoire s’arrête là, qu’après un tel bain de sang, le président Trujillo n’acceptera plus aucune immigration haïtienne chez lui et fera garder sa frontière. Il n’en est rien. À la fin de la seconde Guerre Mondiale, la République Dominicaine a besoin de main d’œuvre pour ses champs de canne à sucre au point de rafler des Haïtiens pour les faire venir de force dans les bateys.

C’est au sein de cette immigration traitée comme des esclaves que naît Sonia Pierre. Elle n’est pas aussi docile que les autres haïtiens. Elle n’a pas encore tout à fait quitté l’enfance quand elle décide de protéger les siens contre la violence des Dominicains.

Une guerre de colonies

À la fin de l’année 1492, Christophe Colomb tombe à genoux sur le sol sablonneux d’une île. Il croit être aux portes de l’Orient après avoir traversé la mer des ténèbres, c’est-à-dire l’Atlantique.

Ce nouveau territoire dépendra dorénavant de la couronne espagnole et prendra le nom d’Hispaniola. En quelques années, l’île devient une colonie prospère. Comme beaucoup de Taïnos sont morts des suites de maladies occidentales ou de mauvais traitements, on fait rapidement venir des esclaves d’Afrique Noire. En moins de vingt ans, la canne à sucre est au centre de l’économie de l’île.

Au XVIIe siècle, les Français s’installent à l’ouest d’Hispaniola, dans la partie qui deviendra plus tard Haïti. Les Caraïbes sont alors en proie à une crise politique perpétuelle, fruit des convoitises des puissances coloniales européennes. Dès les débuts de la révolution française, la question de la libération des esclaves se pose. Les propriétaires terriens y sont défavorables mais les représentants de l’autorité française réclament l’abolition.

C’est dans ce contexte que le commandant Toussaint Louverture mène une révolte dans toute l’île. Mais en arrivant au pouvoir, Napoléon, poussé par la nécessité financière et les prières des planteurs, souhaite rétablir l’esclavage.

Après un nouvel épisode de violence, la République indépendante de Haïti est fondée en 1804. Après bien des remous, l’autre partie de l’île demeure une colonie espagnole. Mais Haïti et sa voisine dominicaine ne seront jamais en paix.

Après une période d’indépendance assez courte, la future République Dominicaine devient un protectorat américain. L’oncle Sam fait désormais fructifier à son bénéfice l’industrie de la canne à sucre. L’île autrefois si prospère grâce aux colons de l’Ancien Régime, est devenue pauvre en rêvant d’indépendance. Les Américains encouragent maintenant la venue des Haïtiens en République Dominicaine pour servir de main d’œuvre bon marché dans les champs et dans les usines. On appelle ces mouvements de travailleurs presque réduits en esclavage « la traite verte ». Le système est assez souple puisqu’il permet de faire refluer les travailleurs vers Haïti quand ils sont inutiles, mais de les faire revenir quand il en manque.

Sonia Pierre, née sous le prénom de Solain

Alors que les États-Unis gèrent le pays, Rafaël Trujillo, l’homme le plus ambitieux et le plus retors de République Dominicaine se rapproche du pouvoir. Quand les États-Unis se retirent enfin, il s’impose comme dictateur, mais un dictateur qui a un sens de l’économie. Il est vrai qu’il a en partie assaini les finances de son pays.

La canne à sucre continue à tenir un rôle central dans son industrie mais les populations haïtiennes, très pauvres, politiquement incontrôlables et créant une sorte de micro-état dans l’État, deviennent gênantes pour lui. C’est pour cette raison qu’il ordonne le massacre des Haïtiens (aussi appelé Massacre du Persil) en 1937.

Mais après la seconde guerre mondiale, il commence à faire revenir de gré ou de force des travailleurs haïtiens dans ses champs. En 1950, on en dénombre 20 000. En 1960, ils sont 60 000. Leurs conditions de vie sont misérables. Ils n’ont aucun droit.

En 1961, le dictateur Trujillo est assassiné dans une embuscade, canardé dans sa propre voiture. La démocratie fait un timide retour mais dans les bateys, les campements des travailleurs qui ressemblent à a des bidonvilles, elle n’est qu’une idée vague, sans lien avec le quotidien.

C’est dans l’un de ces bateys, celui de Lechería, que Sonia Pierre voit le jour en 1963, à la maternité de Villa Altagracia. Son nom, celui que ses parents lui donne, est Solain. Comme elle l’explique elle-même dans une interview de 2007 à la revue d’Amérique Latine Alai, à l'époque, les officiers d’état-civil ne donnent pas de papiers d’identité aux haïtiens, ils les enregistrent avec toute la mauvaise volonté du monde sur leur carnet du conseil d’état du sucre, celui donné à tous les ouvriers agricoles étrangers. Pour ces fonctionnaires, tous les originaires d’Haïti s’appellent « Pié » un diminutif de Pierre. D’ailleurs, c’est l’institutrice de notre héroïne qui l’appelle Sonia parce qu’elle n’arrive pas à prononcer Solain. Plus tard, quand Sonia parviendra à se faire délivrer une carte d’identité dominicaine, elle découvrira que le fonctionnaire a encore changé son nom : cette fois, elle s’appelle Solange.

La mère de Sonia, Maria del Camen Pierre, est arrivée en République Dominicaine en 1951 à l’âge de 24 ans. Elle venait du fin fond d’Haïti où elle avait laissé ses deux enfants. Elle est entrée en République Dominicaine en se faisant passer pour la compagne du futur père de Sonia. En réalité, elle venait rejoindre son mari déjà présent dans le pays de manière illégale.

Le père de Sonia, Andrés Confident, venait d’un village haïtien nommé Maringot. Il est mort quand Sonia avait un an, apparemment emporté par une fièvre. La mère de Sonia se retrouve seule avec douze enfants qu’elle ne sait pas comment nourrir. C’est la promesse de la misère : l’horizon du batey ne dépasse pas celui du champ de canne à sucre le plus proche.

Grèves et combats

Dès qu’elle tient debout sur ses courtes jambes de petite fille, Sonia fait ce qu’elle peut pour aider sa mère. Et pourtant, de son propre aveu, elle la fatigue parce qu’elle est la « Maria Machito » de la famille. On pourrait traduire cette expression par « garçon manqué » mais ce ne serait pas vraiment exact. En réalité, Sonia prend un rôle de garçon, c’est elle qui joue la protectrice de sa famille en refusant d’être une petite travailleuse bien sage à la maison.

Très vite, Sonia se rend compte que les haïtiens, pauvres travailleurs bon marché, sont traités comme du bétail. Les injustices la révulsent. Alors à 13 ans, en 1976, elle participe à sa première grève pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de vie. Ce n’est pas rien pour une petite adolescente frêle à la peau si foncée de se tenir devant les services de sécurité des grands propriétaires terriens, des descendants d’Espagnols souvent aussi racistes que leurs aïeux du XIXe siècle. Mais elle participe aux négociations, comme interprète entre les haïtiens qui parlent majoritairement le créole et les propriétaires hispanophones. C’est même elle qui pousse les grévistes à aller dans les bateys voisins pour faire grossir la grève et lui donner plus de poids. Cette audace lui vaut un séjour en prison. Quand la mère de Sonia vient la chercher au poste, elle promet aux policiers de lui mettre une bonne raclée, mais sur le chemin de la maison, elle la félicite. Sonia sait maintenant qu’elle veut défendre les Haïtiens. C’est une vocation !

Sa première grève est une victoire. La presse se mobilise et in fine, les travailleurs haïtiens obtiennent plus de droits.

En 1981, Sonia fonde le Mouvement des femmes dominico-haïtiennes, le MUDHA. Il s’agit d’une organisation non gouvernementale, une ONG donc, qui a pour but de faire connaître en République Dominicaine et partout dans le monde le sort réservé aux immigrés haïtiens. Elle est loin d’être seule dans cette aventure. L’une des autres fondatrices du MUDHA est Leona Sorey, l’épouse d’un député qui a milité dans des associations féministes en France. D’ailleurs, cette organisation se veut féministe avec pour objectif premier de mettre en lumière les immigrées haïtiennes à une époque où ne parle que des « braceros », des ouvriers d’origine haïtienne.

Après avoir créé cette ONG, Sonia quitte le Batey de Lechería pour Cuba grâce à une bourse. Elle y fait des études de travailleuse sociale. En quatre ans, elle ne parvient pas à finir sa licence. C’est l’époque où Fidel Castro est au pouvoir, la révolution est devenue permanente et le communisme gangrène le pays qui sombre dans la pauvreté.

À la même époque, le président Mejia améliore la condition de vie dans les bateys en remplaçant les bidonvilles par des maisonnettes. La situation sanitaire s’améliore immédiatement.

Ni ici, ni d'ailleurs

Sonia trace sa voie dans le militantisme. Ça lui vaut de nombreux ennemis allant jusqu’aux menaces de mort. Mais rien ne l’empêche de travailler pour les droits de l’homme. Dans les années 2000, elle milite pour que les travailleurs haïtiens ne soient pas des citoyens de seconde zone en république dominicaine. En effet, les enfants de la première génération d’immigrés peuvent alors être considérés comme des apatrides : ni dominicains, ni haïtiens.

Sonia Pierre se dit elle-même profondément dominicaine, même si les dominicains répugnent à la voir comme telle. Mais lorsqu’elle va en Haïti, on lui reproche de baragouiner le créole et de ne pas être une vraie haïtienne. Ni d’ici ni d’ailleurs, voilà un problème auquel ne se heurtera jamais l’élite cosmopolite, c’est un problème de migrants pauvres qui en réalité est loin de se poser uniquement en République Dominicaine.

Sonia Pierre poursuit son action à partir de 2005 aux États-Unis où elle travaille comme avocate à la cour Interaméricaine des Droits de l’Homme. Elle se bat notamment pour la reconnaissance à l’état civil des haïtiens en République Dominicaine grâce au droit du sol. L’année suivante, elle reçoit un prix à la fondation Kennedy.

Peu de temps après, l’un des bienfaiteurs proche de cette fondation lui offre les soins dont elle a besoin dans un hôpital américain. Sonia Pierre a un cœur fragile et on lui pose un pacemaker alors qu’elle a à peine plus de 40 ans. C’est là que ses ennemis au gouvernement tentent d’obtenir sa déchéance de nationalité pour son nom mal orthographié sur le document qui lui sert d’acte de naissance, puis sur ses premiers documents d’identité. La rendre apatride est une manière de lui faire payer ses combats.

Mais Sonia ne cède à aucune pression et continue à se battre. Aux États-Unis, elle reçoit même le soutien d’Hillary Clinton et de Michèle Obama. Les années de lutte et sa détermination sans faille n’ont jamais nimbé son regard de haine. Sur les photos d’elle que l’on trouve en ligne, il conserve toujours sa douceur.

C’est finalement son cœur, plus que sa patrie, qui la trahit. Elle meurt d’un arrêt cardiaque à seulement 48 ans en 2011. C’est maintenant la romancière Catherine Bardon qui contribue à populariser ses combats à travers son roman hommage, une femme debout paru aux éditions Les Escales.

 

 

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