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SAISON 2020 - 2021

On a tendance à occulter la seconde partie de la vie de Lucrèce Borgia. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte comment la fille du pape Alexandre VI est devenue marquise puis duchesse de Ferrare, très loin des clichés qui lui sont fréquemment associés. 

Au début de l'année 1501, Lucrèce Borgia quitte Rome pour épouser Alphonse d'Este a Ferrare. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte l'importante partie de sa vie que la jeune femme a passée dans cette cité du nord de l'Italie. 

Le mariage du siècle 

C’est encore César, devenu duc de Valentinois par la grâce du roi de France Louis XII, qui va se charger de négocier le mariage de sa sœur avec l’héritier du duc Hercule d’Este, installé désormais dans la ville de Ferrare. Hercule d’Este a eu de nombreux enfants. Ceux qui ont le mieux réussi sont Hippolyte, que le Pape Borgia a fait cardinal, très présent à la Cour de son père, et une fille ravissante, Isabelle d’Este, mariée depuis 1490 à François II de Gonzague, marquis de Mantoue. Quant à l’héritier Alfonso, il est veuf d’Anne Sforza, décédée à l’âge de 21 ans. 

La maison milanaise des Sforza étant en pleine déconfiture avec l’arrivée des Français à Milan, ce deuil lui permet une alliance plus gratifiante. Lucrèce, fille du puissant Pape Borgia, serait une épouse prestigieuse. Toutefois, les négociations sont laborieuses, d’autant plus que les ambassadeurs de Ferrare à Rome ont fait sur la famille Borgia des rapports quelque peu inquiétants… Mais la mariée a une dot exceptionnelle : 100 000 ducats, deux châteaux, une série de bénéfices, des bijoux, des vêtements et on promet au frère du marié, le cardinal Hyppolite, l’archi-prêtrise de Saint-Pierre, un somptueux cadeau dans tous les sens du terme !

Lucrèce doit laisser à Rome le petit Rodrigo, le fils qu’elle a eu de son mari assassiné. C’est exactement à cette période que des ragots épouvantables se répandent, notamment celui d’un dîner dit "des 50 courtisanes" lors duquel le Pape, César et Lucrèce auraient assisté à des jeux sexuels particulièrement pervers. Mais on n’a aucune preuve de la présence de la jeune femme à cette orgie… Depuis leur ascension, les Borgia sont accusés de toutes les débauches, y compris l’inceste.

Le contrat est enfin signé en décembre 1501, et le 6 janvier Lucrèce quitte Rome pour Ferrare. Elle change non seulement de ville mais aussi de personnalité. En devenant marquise jusqu’à la mort de son beau-père puis duchesse de Ferrare, elle devient une de ces grandes dames de la Renaissance italienne à l’égale de Béatrice Sforza, qui a attiré à la Cour de son mari Bramante et Léonard de Vinci, ou d’Isabelle d’Este, sa belle-sœur, marquise de Mantoue, musicienne confirmée, peinte par le Titien. Le voyage de Lucrèce est une succession de fêtes à Urbino, à Pesaro et enfin à Ferrare.

Le futur marié, Alphonse, apparaît magnifique sur un cheval caparaçonné de velours pourpre, dans un habit de velours gris brodé d’or, avec une toque de velours noir à plume blanche. Lucrèce a revêtu une robe de drap d’or et de satin et un manteau doré. Elle porte un somptueux collier de diamants et de rubis. Le parcours est scandé d’arcs de triomphe et de tableaux mythologiques, un essaim de nymphes dont la reine chevauche un taureau rouge au milieu d’un chœur de satyres, par exemple.

Le soir, la nouvelle marquise entre dans son nouveau palais où l’attend sa belle-sœur, Isabelle d’Este. Les mariés sont alors conduits dans la chambre nuptiale où tout se passe sans doute très bien. En effet, le lendemain, Hercule, le beau-père de Lucrèce, envoie une lettre à son ambassadeur à Rome : "Cette nuit, l’illustrissime Don Alfonse, notre fils, et Lucrèce se sont réunis et nous croyons que l’un et l’autre en sont demeurés très satisfaits."

Dans toutes les fêtes qui suivent le mariage, y compris les pièces au théâtre antique dont son beau-père était friand, Lucrèce affiche une modestie parfaite. Le contraire de ce que tous  les ragots avaient annoncé à la population de Ferrare. La sobriété de ses robes étonne même sa belle-sœur Isabelle. Elle a un espion qui la renseigne sur toutes les toilettes et les bijoux de Lucrèce car elle craint que celle-ci ne la détrône comme reine des élégances.

Le jour du Vendredi Saint, Lucrèce descend de ses appartements dans une stricte robe noire, digne de la piété des Rois Catholiques. Mais même vêtue sobrement, le peuple de Ferrare lui manifeste son enthousiasme chaque fois qu’elle apparaît en public. Et l’un des plus grands poètes de l’époque, l’Arioste, écrit un long poème en latin qui est un "dialogue entre les Romains condamnés à perdre Lucrèce et les heureux ferrarais assez aimés des dieux pour la recevoir". La beauté blonde de Lucrèce a été révélée par de nombreux peintres de la Renaissance, tels Bartolomeo Veneto et le Pinturicchio. L’Arioste écrit aussi : "Les autres femmes sont ce que l’étain est à l’argent, le cuivre à l’or, le pavot des bois à la rose, le saule pâle au laurier toujours vert."

Les premières épreuves de Lucrèce à Ferrare

Apparemment, le vieux duc Hercule n’est pas en phase avec sa bonne ville de Ferrare. Pour lui, seul compte le fait que le mariage ait été consommé et la dot encaissée… Désormais, il fera tout pour être désagréable avec sa belle-fille. Il commence par licencier tous les espagnols et les romains de son cortège. Sitôt les réjouissances terminées, Lucrèce doit quitter le somptueux palais ducal pour s’installer dans l’austère château quadrangulaire au cœur de la cité. De plus, Hercule est avare. Il ne lui concède que 8 000 ducats de rente annuelle alors qu’elle aurait dû en recevoir au moins 12 000. Impériale, elle dira qu’elle ne compte pas. Le duc finit par lui allouer 10 000 ducats.

Puisqu’on l’a privée de sa Cour espagnole et romaine, la marquise reçoit toute la haute société féminine dans ses salons. Elle fréquente le couvent des Clarisses, qui est celui de l’aristocratie. Très vite, Lucrèce est à nouveau enceinte. Sa grossesse est déjà difficile lorsqu’une épidémie, non identifiée, frappe Ferrare. Elle est prise de fortes fièvres. César se précipite au chevet de sa sœur. Le 5 septembre, elle donne naissance à une petite fille morte-née. Elle est atteinte d’une grave fièvre puerpérale. On la croit perdue. Mais elle se remet, elle est déclarée guérie fin septembre 1502. 

L’année suivante est celle de la mort de son père, le Pape Alexandre Borgia. Pris de malaise après un banquet donné par le cardinal Cornetto le 5 août 1503, le Pape s’affaiblit de plus en plus. Le 13, il est pris de violentes fièvres. Le 17, il réclame l’extrême-onction avant de rendre l’âme à 19 heures. On parle d’apoplexie. Personne n’y croit. Tout le monde pense qu’il a été empoisonné lors de ce banquet. Son fils César est lui-même très malade mais s’en remettra. 

On ignore la réaction de Lucrèce lorsqu’elle apprend la mort de son père mais c’est évidemment un séisme politique. Au Pape Borgia, après un bref intérim, succède Jules II, fastueux mécène qui s’entoure de Raphaël, de Michel-Ange, de Bramante, et lance l’édification de la basilique Saint-Pierre.  C’est aussi un génie politique, et un véritable Pape Soldat. Les Borgia perdent tous pouvoirs, certaines de leurs résidences sont brûlées et César, le héros de la famille doit, bon gré-mal gré, regagner sa terre d’origine : l’Espagne.

Lucrèce est seule désormais. Son père n’est plus, son frère est loin. Mais curieusement, pour utiliser un terme contemporain, on peut dire qu’elle va se "reconstruire". D’abord, elle manifeste un grand respect et une grande pratique de la religion. Elle a des pouvoirs réels à Ferrare, la dynastie d’Este est devenue la sienne. Entre 1502, date de son mariage et 1519, année de sa mort, elle a été au moins huit fois enceinte. 

Sa religiosité et son sens de la famille ne l’empêchent pas d’être une femme de Cour. Elle réussit à imposer dans son château des fêtes où brillent ses suivantes qu’elle a choisies pour leur grâce et leur esprit. L’un des maîtres des fêtes à Ferrare est Hercule Strozzi, un poète qui donne de belles réceptions dans son rendez-vous de chasse. Strozzi cultive l’amitié des intellectuels de son temps et particulièrement celle d’un autre poète, le vénitien Pietro Bembo, qui réside chez lui. Lorsque Lucrèce lui rend visite entourée de sa petite Cour, Bembo tombe immédiatement sous son charme. Il lui dédiera nombre de poèmes et la hissera au niveau des muses légendaires des poètes de la Renaissance. La correspondance Lucrèce-Bembo est nourrie de références antiques et médiévales. Bembo devient, en quelque sorte, le poète officiel de marquise.

Le 25 janvier 1515 Hercule, duc d’Este, meurt. L’enjeu de sa succession est sérieux car le nouveau Pape, Jules II, soutient en sous-main la candidature du cardinal Hippolyte, le frère d’Alphonse. Ce dernier, appuyé par Lucrèce et son réseau de relations, peut de son côté compter sur ses amis Vénitiens. Le jour même du décès de son père, Alphonse prend tout le monde de court en se faisant élire duc par les douze sages de la ville de Ferrare. Ils lui remettent les insignes de son pouvoir, la baguette d’or et l’épée, dans la chambre mortuaire de son père. 

Le soir, le nouveau duc fait une longue cavalcade aux flambeaux à travers la cité, pour se faire reconnaître de son peuple. Lucrèce y assiste du haut de son balcon. Cette prise de pouvoir est l’occasion d’un rapprochement des époux devenus, désormais, maîtres de leur cité. Lucrèce reçoit, l’un après l’autre, les ambassadeurs venus saluer le nouveau duc. Et sitôt le grand deuil terminé, la duchesse organise des bals comme elle seule sait le faire. Toute l’aristocratie de Ferrare s’y bouscule.

La guerre contre Venise

Malgré elle, Lucrèce voit Ferrare entrer en guerre contre Venise. En effet, Jules II reprend l’exacte politique des Borgia et veut récupérer la Romagne dont Venise s’est emparée après le départ de César en Espagne. Le Pape organise la Ligue de Cambrai en 1508, qui réunit Louis XII, à qui on promet quelques villes autour de Milan, l’Empereur Maximilien qui espère le Frioul, et le roi d’Aragon. Une clause secrète de ce traité prévoit de rendre au duc de Ferrare et au marquis de Mantoue les territoires confisqués par Venise. Il y aura donc une guerre contre Venise. 

Lucrèce tient le pouvoir sur sa ville pendant la durée du conflit. La Flotte vénitienne s’avance imprudemment sur le Pô, en direction de Ferrare. Mais les Ferrarais l’emportent. Ils s’emparent de dix-huit galères vénitiennes et de vingt-huit pièces d’artillerie. C’est Hippolyte qui a mené la bataille mais c’est Alphonse qui va triompher. En brillante armure, il regagne sa capitale sur sa galère personnelle, au milieu d'une étincelante garde d’honneur et des étendards pris à l’ennemi. Lucrèce, vêtue d’or, vient l’accueillir avec ses dames d’honneur, installées dans vingt carrosses d’apparat. C’est un grand jour de gloire pour le couple mais cela ne va pas durer…

Jules II ne tarde pas à réaliser qu’en s’alliant avec la France, il s’est allié à son pire ennemi ! Louis XII s’empare de Bergame, Brescia et Peschera. Le Pape souhaite rééquilibrer les choses.  Il rompt son alliance avec le roi et se rapproche de Venise. Malgré les injonctions papales, Alphonse, lui, refuse de renoncer à l’alliance avec la France et de pactiser avec Venise. C’est une folie ! Si le Pape décide de mettre la main sur le duché de Ferrare, c’en est fini de la famille d’Este ! D’autant que le duc est dépourvu d’armée pour l’affronter. Pour éviter cette catastrophe, Alphonse n’a plus qu’une solution, une véritable humiliation : se rendre à Rome dans un voyage de pénitence afin d’assurer Jules II de sa soumission totale.

Le 24 juin 1512, il remet solennellement à Lucrèce le pouvoir sur la ville de Ferrare. Il arrive à Rome deux semaines plus tard, confesse ses fautes et reçoit le pardon pontifical. Mais la contrepartie est rude : Jules II demande au duc de renoncer à Ferrare en échange d’Asti. Effondré, Alphonse quitte immédiatement Rome et va se réfugier chez les Colonna dans leur forteresse. En septembre, il n’en peut plus. Il veut regagner Ferrare à ses risques et périls. Il se prépare à une guerre contre le Pape mais le Ciel est avec lui : Jules II s’éteint à Rome le 21 février 1513. Alphonse et Lucrèce vont pouvoir conserver leur ville. Pour le couple, la disparition du Pape ouvre une longue période de paix.

Une fin paisible

On le sait, Lucrèce est religieuse. Elle se rend très souvent au couvent des Bernardins. Mais elle est aussi passionnée par la joaillerie. Elle prend à son service le prestigieux orfèvre Salomon. Elle adore les bijoux, ses vêtements sont brodés de perles, et elle possède d’innombrables bagues, pendants d’oreilles, bracelets et camées. 

Dans sa vie privée, ses relations avec Alphonse sont cordiales, et elle consacre une partie de son temps à ses jeunes fils, particulièrement à Hercule, l’héritier, né en 1508 et Hippolyte, né l’année suivante, futur cardinal d’Este. Début 1519, à 39 ans, elle est à nouveau enceinte, malgré sa santé chancelante. Le 15 juin, elle donne naissance à une fragile petite fille, mais l’accouchement lui confisque ses dernières forces : elle n’y survivra pas. Lucrèce meurt paisiblement le 24 juin, pleurée par son mari et tout le peuple de Ferrare. Ceux qui furent chargés de ses funérailles ont raconté que sous ses magnifiques atours, elle portait une haire, c’est à dire une grossière chemise en poils de chèvre qui est traditionnellement considérée comme un signe de pénitence. 

Mais peu après sa mort, les chroniqueurs la réintègrent dans la légende noire des Borgia. Et beaucoup plus tard, en 1833, dans sa grande série des drames historiques et romantiques, Victor Hugo va la maltraiter. Il montre une Lucrèce empoisonneuse, incestueuse et cynique qui meurt poignardée par un de ses fils. Sans doute conscient d’avoir un peu exagéré, l’écrivain dit s’être inspiré des chroniques qui la vilipendaient. 

La pièce, créée à Paris au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 2 février 1833, sera un triomphe, admirablement interprétée par la célèbre Mlle George. Presque immédiatement, Donizetti en tire un opéra, "Lucrezia Borgia", créé à la Scala de Milan à la fin de la même année. Des feuilletons, des films, des séries télévisées s’empareront, eux-aussi, des turpitudes de la famille Borgia. Tous ne s’intéressent qu’à Lucrèce, au centre de la débauche romaine. Tous oublient la duchesse de Ferrare.

 

Ressources bibliographiques :

Jean-Yves Boriaud, Les Borgia, la pourpre et le sang (Perrin, 2017)

Ivan Cloulas, César Borgia (Tallandier, 2005)

Jacques Robichon, Les Borgia, la trinité maudite (Perrin, 1989)

Catalogue de l’exposition à Ferrare (Palais Bonacossi, 2002)

 

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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais