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SAISON 2020 - 2021, modifié à

​Après leur tentative d'insurrection, les Décembristes sont punis avec une extrême sévérité… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio, "Au cœur de l’histoire", Jean des Cars revient sur la condamnation de quatre-vingts d'entre eux, déportés dans des camps de travaux forcés en Sibérie.

A la suite de leur arrestation, les Décembristes sont envoyés en Sibérie, condamnés au travail forcé dans des camps terribles. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte comment onze de leurs épouses ont décidé de les suivre, volontairement, pour partager leur sort.

On sait que le poète Pouchkine partageait les idées des décembristes. S’il n’a pas été inquiété lors des arrestations, il a été horrifié par la pendaison, le 13 juillet 1826, des cinq meneurs dont son ami le poète Ryleev et par la déportation de ses camarades. La veille de ce sinistre jour, Pouchkine a rêvé qu’il lui tombait cinq dents de la bouche. En apprenant le sort terrible de ses amis, il est pris d’un assaut de colère et de honte. Dans ses carnets, il inscrit les initiales des victimes. Il dessine des gibets auxquels se balancent cinq corps, maigres et longs. Il note : "Et moi aussi, j’aurais pu !" 

Il compose enfin son admirable poésie Le Prophète qui se termine par ces vers :

"Debout, Prophète de Russie,

Revêt ta chasuble de honte,

Présente toi, la corde au cou,

Devant l’assassin exécrable"

L’assassin exécrable est évidemment Nicolas 1er. Les fantômes de ses amis le hantent, l’attaquent de jour et de nuit. Il lutte contre eux pour vivre, malgré l’injustice, la cruauté, la bêtise du monde. Pouchkine espère que Nicolas 1er, lors de son couronnement, accordera sa grâce aux proscrits. Le 14 août 1826, il écrit à son ami Wiazemsky : "J’espère encore au sujet du couronnement. Les pendus sont pendus. Mais le bagne, pour cent vingt amis, frères, camarades, c’est atroce."

Il est exact que le poète connaissait la plupart des hommes exilés en Sibérie, notamment le prince Volkonski qui avait épousé, l’année précédente Marie Raievski. Pouchkine l’avait rencontrée deux ans auparavant (avant son mariage), en Crimée où il avait effectué un long séjour. Il habitait chez les Raievski dans leur maison dite du "duc de Richelieu" (le Français qui a construit la ville d’Odessa) une sorte de château à deux étages, tout en balcons, en fenêtres et en galeries, avec une vue merveilleuse sur la Mer Noire, au-delà d’un beau jardin. Il est très ami de Nicolas Raievski, avec qui il déchiffre les poèmes de Byron. Nicolas a quatre sœurs, toutes ravissantes et charmantes mais c’est Marie, la plus jeune, qui attire son attention. Elle est petite, brune, vive, espiègle et gracieuse. Certains auteurs ont prétendu qu’elle a été la passion secrète de toute la vie de Pouchkine. Peu après, Marie Raievski a épousé le prince Volkonski. Elle tente de nier que le poète ait éprouvé pour elle autre chose que de l’amitié : "En tant que poète, Pouchkine se croyait obligé d’être amoureux de toutes les jolies femmes et de toutes les jeunes filles qu’il rencontrait. En réalité, il n’était amoureux que de sa muse et transposait tout ce qu’il voyait sur le plan poétique."

Le poète le reconnaît, il tombait facilement amoureux. Toutes les femmes qu’il a courtisées se sont moquées de lui. A l’exception d’une seule, elles ont toutes fait les coquettes avec Pouchkine. L’exception, c’est vraisemblablement Marie. On ne dispose d’aucune lettre, d’aucun document sur cette passion mal partagée. Seules les œuvres de Pouchkine nous renseignent sur la puissance et la durée de son amour. C’est de l’époque de sa rencontre avec Marie que datent ses premiers poèmes célébrant une femme inconnue, adorable et irremplaçable dont il est incompris et qu’il souhaite oublier. Il a immortalisé ses espiègleries dans son "Eugène Onéguine" , il a donné son nom à l’héroïne d’un de ses plus beaux poèmes consacrés à la Crimée "La fontaine de Bakhtchisaraï". 

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Or, la belle Marie, au moment même où Pouchkine se désole, est dans un profond désespoir. Son époux est parti pour la Sibérie. Il a tout perdu. Elle l’aime, elle vient d’avoir un enfant de lui et elle voudrait le rejoindre. Avec une dizaine de femmes qui se trouvent dans la même situation qu’elle, Marie envoie une pétition au tsar Nicolas 1er pour lui demander l’autorisation de rejoindre leurs maris. Le tsar est stupéfait car la seule chose qu’il avait permise aux femmes des condamnés était… de divorcer ! Le Cabinet impérial tente de dissuader ces femmes de leur idée folle mais elles persistent. Le souverain va finir par céder mais à des conditions draconiennes. Elles aussi perdent leurs titres de noblesse, doivent laisser les enfants déjà nés à leurs grands-parents à Saint-Pétersbourg. Elles ont l’interdiction de correspondre avec leurs familles ni de recevoir aucun secours de leur part. Ces femmes sont pour la plupart des aristocrates ayant toujours vécu dans des maisons fastueuses, avec une nombreuse domesticité. Elles ont abandonné le luxe et le confort de leurs vies pour l’enfer de la Sibérie et cela pour l’amour de leurs maris.

Elles vont être onze à prendre cette décision qui leur a valu l’admiration, teintée d’effroi, de toute la Russie. Pour certaines, leurs familles ont tenté de les retenir mais c’était inutile : leur décision était prise. Curieusement, parmi elles, se trouvaient trois Françaises : une aristocrate, Catherine Loubrevie de Laval, épouse du prince Troubetskoï, Praskovia Annenkova, née Pauline Gueldre, épouse d’Ivan Annenkov et Camille Le Dentu, maîtresse de Vassili Ivantchev, qu’elle épousera en Sibérie. Elles savent à quoi s’attendre, les autorités le leur ont bien expliqué :"En suivant leurs maris, et continuant le lien conjugal avec eux, elles deviendront naturellement complices de leur sort et perdront ainsi leurs anciens titres et ne seront pas reconnues autrement que comme femmes de forçats et d’exilés."

Des débuts difficiles

Pendant les trois premières années de leur exil, les décembristes sont enchaînés avec les fers aux pieds. Durant les neuf années qui ont suivi, ils étaient toujours en état de détention mais leur situation s’est un peu allégée. Lorsque leurs épouses sont arrivées, elles ont vécu dans les villages sibériens où ils étaient détenus. La population locale, touchée par leur situation, leur est venue en aide, les a hébergées et réconfortées. Pour la plupart d’entre eux, la période de détention allégée s’est déroulée dans la région de Tchita, très à l’est du lac Baïkal. Leurs épouses s’installent dans cette petite agglomération qui va connaître une certaine notoriété beaucoup plus tard. En effet, lorsque le Transsibérien sera construit à la fin du XIXe siècle, il ira de Moscou à Vladivostok.

Lorsque les Russes s’intéressent à la Mandchourie et occupent Port-Arthur économiquement et stratégiquement beaucoup plus intéressant que Vladivostok, ils décident de construire un embranchement appelé le Transmandchourien, qui va de Tchita à Port-Arthur. Cette ligne a été très importante économiquement pour le transport des marchandises et sur le plan militaire pour le transport de troupes lors de la funeste guerre contre le Japon en 1905. On se souvient que les Japonais avaient attaqué Port-Arthur sans déclaration de guerre et que la Russie Impériale avait perdu. Une défaite plus ou moins à l’origine de la seconde révolution russe, celle de 1905, la première étant celle des décembristes et la troisième celle de 1917. 

A Tchita, les épouses des déportés ont connu une certaine amélioration de leur existence. Elles gagnaient un peu d’argent en faisant des travaux de couture. Elles ont même cherché à améliorer les conditions de vie des habitants de la région. Elles ont fait construire un hôpital pour y soigner les prisonniers, autant que les résidents de la ville. Dans leur première vie, elles avaient presque toutes pratiqué la charité et acquis une certaine compétence d’infirmières. Elles voyaient plus souvent et plus facilement leurs maris. Ainsi, les décembristes vont  avoir de nouveaux enfants. La situation de ces couples commence réellement à s’améliorer neuf ans plus tard, vers 1837. On les autorise alors à acquérir des terres et à les mettre en culture.

La plupart de ces hommes étaient des physiocrates, des disciples de Jean-Jacques Rousseau. Presque tous étaient capables d’organiser et de diriger de grands domaines. Ils ont la permission de faire venir de l’argent de Saint-Pétersbourg. Leurs familles, celles des hommes comme celles de leurs épouses, appartenaient à l’aristocratie et disposaient de quelques moyens. Elles avaient aussi géré leurs biens en leur absence. Certains choisirent de s’installer vers Omsk, d’autres près de Krasnoïarsk, les autres  à Irkoutsk.

Les Volkonski s’installent à Irkoutsk

Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, est sans doute la plus belle ville de la Sibérie. Les Français ne l’ont réellement découverte que bien plus tard, grâce à Jules Verne. C’est son héros Michel Strogoff qui vole au secours du Gouverneur d’Irkoutsk assiégée par les Tatars qui avaient coupé les communications télégraphiques. Le "courrier du tsar" arrive à bord d’un radeau sur la rivière Angara qui baigne la ville. Aujourd’hui, Irkoutsk a été entièrement restaurée. Les belles maisons XVIIIe et XIXe et aussi le palais du Gouverneur ont retrouvé tout leur lustre. Mais c’est un quartier un peu à l’écart qui nous intéresse. On l’appelle le quartier des décembristes. En effet, les proscrits qui avaient choisi de gérer les domaines aux environs de la ville s’y sont fait construire des résidences qui existent encore aujourd’hui. Elles ont, elles aussi, été minutieusement restaurées. La plus célèbre, la plus belle et la plus grande, est devenue un musée. C’est la maison du prince Volkonski et de son épouse la princesse Marie.

Cette demeure a eu un étonnant destin. Les Volkonski l’avaient fait construire sur leur domaine en 1839 au village d’Urik. Elle leur plaisait tellement que lorsqu’ils ont décidé de s’installer à Irkoutsk, ils l’ont déplacée, telle quelle, en 1848 ! C’est une belle résidence néo-classique de dix-huit pièces, sur deux niveaux, donnant sur un jardin clôturé. Cette maison est devenue célèbre à Irkoutsk car la princesse Marie, belle, cultivée, aimant la littérature et la musique, y organisait des soirées musicales et littéraires, parfois des bals. Sa maison était devenue le centre de la vie culturelle à Irkoutsk. Les Volkonski ont arrangé leur demeure dans un mélange de goût et de simplicité. Ils ont fait venir de Saint-Pétersbourg des meubles, des tableaux, des objets. Il est très touchant de visiter aujourd’hui ce musée car on y ressent dans chaque pièce leur présence et leur personnalité. Au rez-de-chaussée, la chaleureuse salle à manger évoque des déjeuners et des dîners animés par des conversations familiales ou amicales. La pièce donne sur le bureau du prince. C’est là qu’il travaillait. On s’étonne d’y trouver des exemplaires du "Journal des Débats".

Comme tous les Russes de leur milieu, les Volkonski avaient eu des gouvernantes françaises qui leur avaient enseigné leur langue. Ils aimaient la France et s’étaient abonnés à des journaux français. C’est dans le grand salon que se déroulaient les soirées de la rayonnante princesse. Cette grande pièce  tendue de rouge sert encore aujourd’hui lorsque quelques privilégiés, descendants d’une croisière à bord du Transsibérien, assistent à un concert aux chandelles, animé par des musiciens et des chanteurs de l’opéra d’Irkoutsk. Les spectacles se terminent toujours par l’arrivée de plateaux garnis de coupes de champagne. Et comme au temps des Volkonski, on clame encore : "Champagneskaïa !"

Dans la grande bibliothèque qui jouxte le salon, il y a de nombreux ouvrages français, des principaux auteurs du XIXe siècle. A l’étage, ce sont les appartements privés. Une partie est consacrée à ces onze femmes qui ont bravé tous les interdits pour rejoindre leurs maris condamnés au bagne. On est ému par la découverte des chambres, simples, joliment décorées, des objets raffinés, quelques robes et ravissants chapeaux. Cette visite est un voyage hors du temps qui permet de ressusciter ce couple étonnant qui avait su transformer un exil humiliant en un modèle d’art de survivre d’abord, et de revivre ensuite.

Les Volkonski exilés ont eu des enfants. Toujours dans le quartier des décembristes, on trouve une petite église. C’était la leur. Il y a un minuscule cimetière où ils reposent. En effet, ils ne sont jamais rentrés à Saint-Pétersbourg. Et pourtant, ils auraient pu le faire. A la mort de Nicolas 1er, le 19 février 1855, en pleine guerre de Crimée, c’est son fils aîné qui lui succède, Alexandre II. Son  accession au trône est accueillie par des cris de joie tant son père était détesté. C’est lui qui doit mettre fin à la guerre de Crimée. Mais il estime essentiel  d’accomplir  un autre devoir. Lors de son couronnement, en 1856, il pardonne aux conjurés de 1825 et leur accorde l’amnistie. Vingt-six années se sont écoulées. Certains sont morts, d’autres reviennent à Saint-Pétersbourg. Quelques-uns restent dans cette Sibérie Orientale où ils avaient été martyrisés mais qui était devenue leur terre. Ils s’y étaient attachés au point de ne plus vouloir la quitter. C’est ce que firent les Volkonski.

Lorsque Léon Tolstoï se lance dans son œuvre immense "Guerre et Paix", ce n’est pas un hasard si l’un de ses héros, le prince André, s’appelle Volkonski. C’est un hommage aux décembristes pour qui Tolstoï avait la plus grande admiration. Alexandre II, sitôt couronné, va se lancer dans ce qui sera l'œuvre de son règne, l’abolition du servage, ce qui, je le rappelle, avait été le premier souhait des décembristes… Les Russes ne lui en auront guère de reconnaissance, mais ceci est une autre histoire…

Ressources bibliographiques :

Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française, Les Romanov (Fayard, 2013)

Jean-Pierre Arrignon, Une histoire de la Russie (Perrin, 2020)

Henri Troyat, de l’Académie française, La lumière des Justes (Flammarion, 1966)

Jean des Cars, La saga des Romanov (Plon, 2008)

 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière 
Diffusion et édition :  Clémence Olivier et Salomé Journo 
Graphisme : Karelle Villais